Lyon. Dimanche dernier.

Petite manifestation à la mémoire de Chaïb Zehaf, ce père de famille d’origine algérienne, assassiné d’une balle dans la tête, le 4 mars dernier, à Oullins, banlieue de Lyon, à la sortie d’un bar où il venait, avec des amis, de suivre à la télé le match OL-Ajaccio.

Et manifestation organisée – tout le sens de l’information, pour moi, est là – à l’initiative, notamment, de l’Union des étudiants juifs de France, du Conseil représentatif des Institutions juives de France et de SOS Racisme, c’est-à-dire, pour le dire sans détour, de quelques-unes des associations qui furent à l’origine de la mobilisation parisienne faisant suite au meurtre d’Ilan Halimi.

Alors je sais, bien sûr, que la caractérisation raciste de ce nouveau crime n’est pas encore officiellement établie.

Je sais que l’enquête est en cours et qu’il y a même une contre-enquête menée, avec l’aide des media locaux, par la famille de la victime inquiète des cafouillages de la police dans les heures qui suivirent le drame.

Et je sais enfin qu’elle a elle-même tenu, la famille, à ce que cette marche de dimanche soit explicitement présentée comme une marche, non pas « contre le racisme », mais « pour la justice et la vérité » – je sais avec quelle prudence Halim Tiaibi, le demi-frère du mort, dit et répète, malgré l’accumulation d’indices accablants et concordants, malgré les témoignages attestant des injures racistes proférées par l’assassin avant de tirer, malgré le fait que l’on ait trouvé, à son domicile, au milieu d’un arsenal composé d’un Colt Cobra, d’un pistolet mitrailleur, d’explosifs et détonateurs en tous genres, une relique militaire nazie marquée d’une croix gammée, je sais avec quel scrupule, donc, Halim résiste aux maximalistes qui, au MRAP par exemple, voudraient aller plus vite que la musique et que l’enquête.

N’empêche.

Le fait, pour les amis d’Ilan Halimi, de manifester, racisme ou non, en hommage à Chaïb Zehaf est, en toute hypothèse, un geste remarquable.

Le fait de voir les mêmes défiler, à un mois et demi d’intervalle, en mémoire de deux enfants de la République, juif dans un cas, arabe dans l’autre, est un bel et bon message adressé à ceux qui, ici ou là, de bonne ou de mauvaise foi, s’inquiètent de savoir s’il y a, dans notre pays, face à la barbarie et au crime, deux poids et deux mesures.

Le fait, en d’autres termes, et pour le dire à nouveau sans ambages, de voir des jeunes responsables d’associations juives, voire sionistes, prendre la tête d’un rassemblement où l’on pleure un musulman dont tout indique que, sans eux et sans leur démarche, la mort serait passée aux pertes et profits de ce que l’on appelle pudiquement un « fait divers », est un indice de bonne santé démocratique, citoyenne, lévinassienne, que devraient urgemment méditer ceux qui s’émeuvent, ou feignent de s’émouvoir, des risques de « repli communautaire » au sein du judaïsme français.

Et, par-delà le cas, enfin, des juifs, par-delà le bel exemple d’identité ouverte et généreuse qu’ils ont su ainsi, et une fois de plus, donner, le fait est qu’en revoyant, à Lyon, ces banderoles de SOS Racisme flotter en tête de cortège, en revoyant ces petites mains jaunes brandies à bout de bras, ou scotchées sur les blousons, et affichant, comme autrefois, l’impératif d’une fraternité première, catégorique, sans discussion, en lisant, placardés sur les façades des immeubles de la place Bellecour, ce naïf mais efficace « Juif à Paris, Arabe à Lyon, c’est toujours nos potes qu’on assassine », dont nous aimions, il y a vingt ans, opposer le principe tout simple aux sombres délires qui, déjà, dressaient les communautés les unes contre les autres et contre la France, bref, en voyant cette foule bigarrée mais unie dans l’idée que, même si les barbaries diffèrent, même si elles obéissent à des ressorts distincts ou parfois divergents, même si elles sont justiciables d’analyses, voire de ripostes, qui ne sont par définition pas identiques, elles n’en sont pas moins également hideuses et donc révoltantes, je ne pouvais pas ne pas penser à ce temps finalement béni où nous n’étions pas encore sommés de choisir entre nos indignations : ces « années SOS » où nous savions que l’antisémitisme n’était pas un racisme, ni le racisme un genre dont l’antisémitisme eût été une espèce, mais que lutter contre l’un et contre l’autre, unir les deux réprobations dans une stratégie d’ensemble, était un devoir moral en même temps qu’une obligation politique – la seule façon, au fond, de conjurer le spectre d’un communautarisme qui trouva là, non ses fourriers, mais ses adversaires les plus résolus.

J’avais promis, il y a quinze jours, de revenir sur le cas de cet ancien humoriste condamné pour incitation à la haine raciale et dont le fonds de commerce est, justement, ce geste de jeter les victimes, les souffrances, les mémoires, les unes contre les autres.

Eh bien voilà. C’est fait. Mais concrètement. Pratiquement. Et, surtout, sans le nommer. Contre l’obsession de la concurrence victimaire dont il n’est, somme toute, qu’une figure caricaturale et extrême, un exemple vécu – et qui, j’espère, fera école – de solidarité des ébranlés.


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