J’ai été élevée en URSS dans une idée marxiste que ce sont les masses qui font l’Histoire et que les leaders apparaissent juste au bon moment, appelés en quelque sorte à la vie par une marche objective de l’Histoire. Il m’a fallu plusieurs années de vie en Occident et des expériences personnelles pour me rendre compte à quel point le rôle de l’individu peut être important.

J’ai fait la connaissance de Bernard-Henri Lévy il y un quart de siècle, et on a partagé ensemble une expérience inoubliable : la participation à une table ronde sur la Tchétchénie, à Moscou, en 2001, où lui et André Glucksmann ont prononcé des discours extrêmement forts. A l’époque, c’était encore possible…

Un nouvel épisode dans nos relations a débuté en février 2014, lorsque Bernard m’a proposé d’aller à Kiev avec lui et Gilles Hertzog, pour voir de ses propres yeux le Maïdan. BHL était l’une des rares personnes en France, la seule peut-être, à avoir compris tout de suite l’enjeu de ce qui se jouait en Ukraine. Le Maïdan est devenu non pas un simple lieu de contestation contre le régime pourri de Viktor Ianoukovitch, mais un lieu de confrontation entre deux conceptions de l’Europe : une Europe démocratique, fidèle à ses principes, mais aussi atlantiste ; et une Europe divisée, faible, anti-américaine et pro-Poutine. Le discours de Bernard sur le Maïdan, devant près de 100.000 personnes, a semblé électrifier les foules par la vérité de sa parole, mais aussi par son art d’orateur exceptionnel.

La prochaine fois, nous sommes revenus à Kiev à peine un mois plus tard, dans les premiers jours de mars, mais l’Histoire a fait entre temps un grand pas en avant. Ianoukovitch s’est enfui comme un voleur, en emportant la caisse, et on avait l’impression que la révolution a triomphé. Si la première fois nous avons dû nous contenter de voir Vitali Klitchko, l’un des leaders du Maïdan, car son autre leader, Petro Porochenko était en déplacement dans des provinces, cette fois, nous avons rencontré le « roi du chocolat », cet homme énergique, intelligent, ferme, parlant un très bon anglais. D’emblée, le courant est passé, et Porochenko a proposé à Bernard de l’accompagner, de là quelques jours, en Crimée. Les « hommes verts », ces soldats russes sans insignes, étaient déjà présents sur le sol de la péninsule, mais l’occupation totale et l’annexion de la Crimée semblaient encore inconcevables. Bernard a accepté le déplacement, et Gilles et moi étions prêts à l’y accompagner.

Hélas, trois jours plus tard, ce n’était plus physiquement possible d’aller en Crimée. Au mieux, on n’aurait pu sortir de l’aéroport. Tout était déjà sous contrôle des « hommes verts » et de leurs alliés locaux. C’est alors que Bernard a suggéré à François Hollande d’amener Porochenko et Klitchko à Paris, avec un petit groupe d’activistes de la société civile, pour que la direction française puisse faire connaissance personnelle des leaders futurs de l’Ukraine. La rencontre a eu lieu à l’Elysée, avec Hollande et Laurent Fabius qui ont pu se convaincre de la grande qualité intellectuelle et morale de la nouvelle Ukraine issue du Maïdan.

Entre temps, sur l’initiative du philosophe ukrainien Constantin Sigov, soutenue par Bernard, puis par un groupe d’intellectuels ukrainiens, français, américains, européens (dont André Glucksmann, Adam Michnik, Josef Zissels, Timothy Snyder, Michel Eltchaninoff, Marie Mendras, Alexis Lacroix, Gilles Hertzog, etc.), nous avons créé le Forum Européen pour l’Ukraine, afin de favoriser l’échange entre les intellectuels occidentaux et européens, diffuser des idées européennes en Ukraine et faire connaître la civilisation ukrainienne en Europe. En littéralement trois mois, et en absence de moyens (sauf un soutien logistique important de Bernard), nous avons pu lancer le blog « Le Maïdan, Lettres de Kiev », sur le site de La Règle du Jeu, en français, et une page Facebook du Forum en ukrainien et en russe. Nous avons également fait venir des personnalités intellectuelles ukrainiennes en France pour des conférences publiques et des rencontres ministérielles, et nous avons envoyé des personnalités européennes à Kiev, à Kharkiv, à Odessa.

La dernière fois, nous sommes allés à Kiev au mois de mai. Bernard était invité de parler à une conférence internationale, « Penser ensemble », avec la participation du Forum Européen, et il a prononcé un discours qui, j’en suis persuadée, fera date, en parlant de « L’ascension résistible d’Arturo Poutine ». Chacun comprendra qu’il s’agit d’une périphrase du titre de la célèbre pièce de Brecht.

Mais il ne s’agissait pas seulement d’une conférence, importante soit-elle. Bernard avait l’intention de rencontrer de nouveau Porochenko pour sonder le futur gagnant des élections sur les grandes lignes de sa politique. Les deux hommes sont convenus que Bernard accompagnerait Petro lors de son déplacement à l’Est, dans la province de Dnipropetrovsk. En une journée, Porochenko a tenu trois discours dans trois villes de la région, et il a proposé à Bernard de s’adresser à la foule pour parler de l’Europe. Eh oui, fait exceptionnel, les plus fervents partisans de l’Europe se trouvent aujourd’hui non pas à Paris ou à Londres, mais à Kiev, et partout en Ukraine, même à l’Est où la rébellion nourrie par les Russes en hommes et en armes sophistiqués fait rage. Où un proche ami à moi, l’ancien prisonnier politique Andrei Mironov vient d’être décapité par un obus, en accompagnant un journaliste italien, Andrea Rockelli, lui aussi tué…

Entre temps, nous avons appris que Poutine avait la ferme intention de venir en Normandie pour les cérémonies du Jour D.

Bien entendu, son invitation fut inévitable : comment ne pas inviter une puissance qui a joué un rôle fondamental dans la grande Victoire. Mais aujourd’hui, Poutine est un agresseur qui a déjà annexé la Crimée et sème les troubles gravissimes dans deux provinces ukrainiennes. Et puis, la propagande du Kremlin essaie de « privatiser » la victoire au profit du seul peuple russe, alors que toute la population soviétique a payé un très lourd tribut en vies humaines pour cette victoire. D’après les plus modestes évaluations, les Ukrainiens ont perdu près de 7 millions de vies dont plus de 1,5 million sur les champs de bataille. Et aujourd’hui, la propagande russe éhontée ose traiter les Ukrainiens de « néo-nazis » et de « fascistes » !

Comment contrer cette propagande et rétablir la vérité historique ? Dès son arrivée à Kiev (je suis arrivée la veille), j’en ai parlé à Bernard qui a décidé d’agir et de proposer à François Hollande d’inviter le président ukrainien à la célébration en Normandie. La réponse fut immédiate : oui ! Quelle joie pour tous les Ukrainiens, quelle gifle pour les « patriotes » russes qui refusent aux Ukrainiens leur rôle !

Aujourd’hui, Petro Porochenko est un président légitimement élu, et il représentera son peuple en Normandie, devant les yeux du monde entier. Une leçon magistrale à ceux qui pensent, comme je l’ai pensé dans le passé, qu’un individu n’est qu’un rouage dans la machine de l’Histoire. A lui seul, Bernard-Henri Lévy a pu changer la donne. Je me demande seulement où sont nos autres intellectuels passionnés qui n’ont rien fait pour le plus grand combat pour l’Europe se déroulant en ce moment même en Ukraine.


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