Le courage intellectuel, Bernard-Henri Lévy n’en a jamais été dépourvu. Avec La Pureté dangereuse, il montre une fois de plus la vigueur de sa pensée.

Que nous dit-il ? En gros ceci : au cauchemar du communisme a succédé le cauchemar de l’après-communisme. Certains ont pu dire et croire que du bloc de l’Est « décongelé » allait surgir un autre homme, intact en quelque sorte. Or voici qu’il commence à parler, et les pires choses sortent de sa bouche. « L’homme intact est nationaliste. L’homme intact est xénophobe. L’homme intact fait la chasse aux Gitans en Roumanie, aux Juifs en sainte Russie. L’homme intact est populiste. L’homme intact est fasciste. » S’agit-il d’un retour aux vieux démons ? Non, dit BHL. Le monde ne rejoue pas des drames anciens. Il accouche d’une tragédie nouvelle. Que l’on regarde bien, et entre Kigali, la Russie, la Bosnie, l’Algérie, on verra le fil qui rapproche et apparente ces barbaries.

Il porte le nom d’une passion, la volonté de pureté.

Le délire qui s’est emparé du Rwanda n’a pas grand-chose à voir avec une mécanique politique classique, mais relève d’une fétichisation du clivage ethnique. Les Tutsi sont-ils des êtres humains ? demandait Radio Mille Collines. Non, ce sont des « cancrelats », des « microbes », des agents corrupteurs. Il faut tout faire pour les exterminer. Fantasme de pureté.

En Russie, sous l’aspect pittoresque d’un ivrogne, Jirinovski tient des propos au substrat politique, idéologique, très cohérent. La haine de l’Europe. La phobie de l’Amérique. Un antisémitisme obsessionnel. La crainte de « foyers infectieux » qui ne cessent depuis des siècles d’empoisonner la sainte Russie. L’hypothèse, en d’autres termes, d’une « russité » primordiale qui pourra, certes, faire alliance avec telle autre culture, telle autre puissance mais non sans s’être d’abord purgée de la peste judéo-occidentale.

En Bosnie, BHL démontre que la « purification ethnique » n’a pas été un moyen mais une fin : effacer de la terre bosniaque tout ce qui pouvait témoigner d’un mélange, d’une coexistence, d’une mixité des communautés. Les nationaux communistes serbes ont déclenché au cœur de l’Europe la première guerre et l’après-guerre, au nom d’une certaine idée de la pureté.

En Algérie enfin, quel est le crime des intellectuels assassinés ? Ils parlent et pensent en français, ils lisent et parfois écrivent des livres qui ne sont ni le Coran ni la Sunna. Ces intellectuels acceptent parfois la Charia mais introduisent le trouble dans l’unité de la foi. Or la Loi est incorruptible. Et c’est au nom de cette incorruptibilité que l’on assassine ceux qui demandent, par exemple, s’il est nécessaire pour être un bon musulman de lapider les femmes adultères, de punir de mort l’apostasie, de trancher la main droite des voleurs. Ces intellectuels égorgés sont, aux yeux des fous de Dieu, comme une salissure, leurs corps des corps étrangers, leurs âmes d’insidieux poisons. Et c’est chaque fois, au nom de la pureté qu’on finit par exécuter un homme dont le seul crime est de penser. Pureté des origines qu’il faudrait restaurer. L’islamiste ne croit pas au péché originel. La communauté des hommes sera bonne si l’on en extirpe les corrupteurs. Cette folie de pureté, c’est l’intégrisme, dont BHL fait une catégorie générale. Il postule que le communisme fut aussi un intégrisme – dont Pol Pot qui « épura » jusqu’à la folie fut l’expression la plus achevée, maximum de pureté, maximum de barbarie – et que s’il meurt c’est pour renaître dans l’enveloppe d’un autre intégrisme, le meilleur candidat à sa succession étant l’islamisme.

Il remonte le fil des intégrismes dans l’histoire, des nazis aux cathares, montre par où ils se rejoignent, et demande : sommes-nous immunisés ? Les démocraties se savent menacées, mais, « qu’avons-nous à répondre à l’Iranien Rafsandjani quand il affirme que l’Islam sera le mythe du XXIe siècle, sa grande pensée, et qu’il remplacera à ce titre non seulement le communisme mais aussi, encore plus fort ! le catholicisme et le judaïsme ? »

Jusqu’ici, La Pureté dangereuse est un livre fort, vigoureux, convaincant. La suite appelle plus de réserves. Par exemple une charge contre « l’infamie humanitaire », et une attaque sans nuance du sentiment national, qui méritent discussion.

Mais l’auteur retrouve le droit fil de son propos avec de sombres prévisions sur un devenir-ghetto, un devenir-mafia des villes, et une description du « populisme », forme tiède de l’intégrisme, qui sera, dit-il, « le nom, unique, de la réaction des démocraties face à la panique qui les gagne et la débandade qui les menace. » Le dernier chapitre intitulé « Que faire ? » est une réflexion sur la démocratie où BHL conjure ses pairs de renouer avec cette forme de guerre qu’est le débat, chair et sang de la démocratie, au lieu de vivre dans un consensus mou. Un régime est à l’agonie, dit Montesquieu quand on n’y entend plus le bruit d’aucun conflit sinon celui, pitoyable, des petites ambitions et des grands appétits, et « si, demande-t-il, la question était désormais : où est l’ennemi ? qui est-il ? quelles sont les forces dont il dispose ? à quelles conditions puis-je le défaire ? »

Le monde est tragique. Il ne faut pas tenter de l’oublier mais tenter de le penser. BHL apporte avec humilité – mais oui ! – sa contribution à cet effort sans lequel nous finirons par découvrir, trop tard, que la démocratie et mortelle. Ajoutons que La Pureté dangereuse, ouvrage riche, fécond, stimulant pour l’esprit, propre à réveiller durement ceux qui dorment, est écrit avec vivacité et se lit très bien.


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