C’est un pari bien redoutable que de tenter de créer ainsi, à dix mille kilomètres de Paris, un journal français. Que cela se fasse ici. à Kaboul, dans un pays où tout manque, où tout est à reconstruire et où la moindre entreprise humanitaire, politique, culturelle, prend des allures d’aventure, que cela se fasse dans cet Afghanistan libre mais en ruine où l’on ne trouve encore ni papier, ni imprimerie moderne, ni système de distribution, rend ce pari plus difficile et, peut-être, plus aléatoire encore.

Que ce journal se veuille un vrai journal, que, loin de se cantonner aux seules « nouvelles de Kaboul », il ait l’ambition de devenir, avec l’aide de toutes les bonnes volontés, un magazine ouvert sur le monde, attentif aux grands problèmes de la planète et susceptible d’accueillir, pour cela, tous les écrivains, intellectuels, journalistes afghans et français partageant le même amour de la presse vraiment écrite et la même passion de la liberté, que ce mensuel, demain cet hebdomadaire, ait vocation, en un mot, à devenir un véritable lieu d’information et de culture dans un pays où l’information et la culture ont été martyrisées pendant près d’un quart de siècle, voilà qui rend l’entreprise plus périlleuse encore et en fait une quasi-gageure.

Nous sommes quelques-uns, néanmoins, à y croire – et à y croire avec passion.

Nous sommes quelques-uns, autour d’Aïna et de l’équipe des Nouvelles de Kaboul, à penser que ce projet n’est pas complètement déraisonnable – et que, même s’il l’était, la chose vaudrait d’être tentée.

Pourquoi ?

Je ne parle, bien entendu, qu’en mon nom. Mais si j’essaie de dire les raisons qui m’ont, au printemps dernier, au terme de la mission que m’avaient confiée le président de la République et le Premier ministre, convaincu de cette nécessité, j’en vois au moins trois.

Il y a les liens anciens, d’abord. Il y a ce fil, jamais tout fait rompu, qui s’est, depuis des siècles, noué entre nos deux pays et qui, aujourd’hui encore, après plus de vingt années de dévastations et de guerres, surprend le voyageur. Il y a l’idée de reprendre, donc, le fil. Il y a l’idée, plus exactement, d’ajouter un épisode à cette histoire d’amour à la fois très longue, très belle et très énigmatique. Les Afghans connaissent Schlumberger, Foucher et Hackin, les fondateurs de la Dafa. Ils connaissent Kessel. Ils connaissent Georges Pompidou qui, en plein Mai 68, posa la première pierre du lycée français Istiqlal. Ils connaissent Bernard Kouchner et les « French doctors » qui, au plus noir de la nuit afghane, sous les bombes, prenaient le chemin du Panchir. Ils connaissent Christophe de Ponfilly, l’ami du commandant Massoud. Eh bien j’aimerais qu’un jour ils aient, aussi, le souvenir des Nouvelles de Kaboul – ce modeste journal qui, au seuil du XXIe siècle, aura eu l’ambition de contribuer à la renaissance de la presse afghane.

Il y a les vertus de l’échange, du dialogue des civilisations, des cultures, des mondes. Il y a le rêve d’Orient qui, de Nerval et Gautier à Segalen, Malraux, Michaux ou Kessel, traverse quelques-unes de nos plus belles aventures littéraires. Il y a le rêve d’Occident, à l’inverse, qui, de Zaher Chah à Massoud, au président Hamid Karzaï ou à tous les militants et militantes de la liberté qui aspirent à rendre aux femmes afghanes leur visage et leur dignité, est si présent, lui aussi, au cœur de la culture persane. Il y a ce double rêve, cette double nostalgie croisée, qui structure nos imaginaires et, ici comme là-bas, à Kaboul autant qu’à Paris, dit souvent le meilleur de nous-mêmes. Il y a la conviction, en tout cas, que seul un partage de paroles, une authentique circulation des rêves et des langues, un parti pris cosmopolite attentif, bien entendu, à respecter les spécificités de chacun mais intraitable, en revanche, quant au désir de voyager d’une identité à l’autre, a vocation à créer, creuser, multiplier, les espaces de liberté.

Et puis il y a le pari, enfin, sur cette liberté elle-même. Il y a cette idée – partagée, je le sais, avec les amis afghans qui ont voulu, avec nous, autant que nous, ces Nouvelles de Kaboul – que lancer un journal c’est toujours, nécessairement, j’allais dire mécaniquement, créer un tel espace de liberté. Un journal comme un aiguillon. Un journal comme un lieu de discussion et de débat. Un journal pour faire l’apprentissage, contre toutes les censures et autocensures, de la parole à la fois libre et respectueuse d’autrui. L’un des maîtres de ma jeunesse, Michel Foucault, avait l’habitude de dire que « démocratie » ne désigne pas seulement un certain type de partage et d’équilibre entre les pouvoirs. Ni davantage telle ou telle modalité de relation entre ce pouvoir et le peuple qui lui est assujetti. Non, insistait-il, il faut autre chose encore pour qu’il y ait démocratie. Il y a toute une série de « micro- pouvoirs » ou de micro-institutions qui font, tout autant, l’esprit, l’armature, d’une démocratie digne de ce nom. Et la présence, dans une société, d’une presse libre est incontestablement l’une de ces micro-institutions.

Les Afghans – le président Karzaï me le disait, en février dernier, dès notre toute première rencontre – ne vivent pas que de pain. Ils ont faim de liberté, de culture, de démocratie. Puissent ce journal, cette tribune, y apporter leur modeste mais fervente contribution.


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