C’est Albert Camus qui, je ne sais plus où, peut-être au temps de sa polémique avec Sartre, peut-être ailleurs, dit que, dans la vie d’un intellectuel attaqué, diffamé, roulé dans la boue, objet d’un dénigrement constant et, à force, défiguré, il arrive toujours un moment où il n’y a plus d’autre choix que de crever de rage (au propre et au figuré), d’endosser (de guerre lasse) le rôle odieux qui lui est offert – ou de raconter sa vie.
C’est ce dernier parti qu’a pris Mohamed Sifaoui.
D’où ce livre de Mémoires (Une seule voie : l’insoumission, Plon) qui vient sans doute un peu tôt mais dont il a estimé, à tort ou à raison, qu’il était devenu la seule riposte possible, pour lui, au feu roulant de calomnies, de contre-vérités rocambolesques, parfois d’intimidations et de menaces, dont il est la cible depuis vingt-cinq ans.
Pour ceux qui l’ignoreraient, Sifaoui est l’un de nos meilleurs journalistes d’investigation.
C’est, des Buttes-Chaumont parisiennes à l’Algérie des égorgements des années 1990, des mosquées radicalisées françaises où il est allé, au péril de sa vie, enquêter sur ses « frères assassins » à l’Afghanistan d’Al-Qaeda, l’un de ces reporters intrépides à qui nous devons le peu que nous savons du fonctionnement réel, concret, sans sociologie ni psychologie, de l’islamisme politique.
Et il faut savoir qu’il a donc été, pour cela, traité d’à peu près tous les noms : traître, truqueur, musulman honteux, débatteur caractériel, bidonneur, agent double, triple ou quadruple, sycophante, homme sans qualité ni conviction, provocateur – ou simplement (et c’est le plus sournois !) « journaliste controversé ».
On lira donc ce livre pour suivre le cheminement qui a conduit un jeune journaliste du Soir d’Algérie à comprendre que, lorsque l’on choisit de se confronter à la réalité de cette lèpre de l’esprit qu’est le djihadisme, il n’y a pas d’incompatibilité entre la rigueur déontologique exigée par le métier et les partis pris idéologiques qu’impose l’engagement.
On y apprendra que l’auteur, qui était un ami de Charb et de certains des journalistes de Charlie Hebdo massacrés, a vécu, presque vingt ans plus tôt, un autre 7 janvier ; on y découvrira qu’il a au fil de l’une de ses enquêtes, repéré et identifié, hélas sans être suffisamment entendu, l’un des frères Kouachi ; et on y apprendra, au passage, ce qu’est le « syndrome du rescapé » ainsi que le sens du proverbe algérien : « Ne ressent la brûlure de la braise que celui qui marche dessus ».
On l’accompagnera dans une morgue où il appartint au survivant qu’il était d’aller reconnaître les visages de ses camarades journalistes exécutés ; ou à Larbaa, près d’Alger, au passage d’un « faux barrage », tenu par le GIA, où seul un miracle ou, ce qui revient parfois au même, un malentendu lui a permis d’échapper aux tueurs.
On y lira la relation exacte, parfois un peu trop détaillée, mais probablement nécessaire, du piège qui lui fut tendu, à la même époque, par un quarteron d’islamo-gauchistes parisiens qui gravitaient autour des éditions La Découverte et qui, s’ils feignaient de se demander « qui tue qui » en Algérie, ne doutaient, en revanche, pas un instant que Sifaoui fût un honorable correspondant de la sécurité algérienne.
On le verra se défendre d’avoir changé de camp et apporté de l’eau au moulin de ses ennemis jurés de l’UOIF lorsque, beaucoup plus tard, il choisira de témoigner, avec la Licra, au procès intenté par le parquet contre Georges Bensoussan : je pense personnellement qu’il a, ce jour-là, commis une erreur de jugement et j’avais, dans ces colonnes, pris le parti inverse ; mais on peut être en désaccord avec un homme sans être obligé de le salir, et sa démonstration, sur ce point, est convaincante.
On comprendra encore comment un musulman qui habite avec bonheur un prénom – Mohamed – dont le poids symbolique n’échappera à personne peut, sans nulle contradiction, considérer l’antisémitisme comme le racisme absolu et la négation d’Israël comme l’un des visages, aujourd’hui, de cet antisémitisme.
Ou comment cet Algérien d’origine peut récuser l’assignation à un destin « arabe » qui ne rend pas compte, selon lui, de la richesse d’une identité qui puise, aussi, aux sources berbères, phéniciennes, juives, ottomanes, françaises, romaines.
On jubilera à le voir rendre coup pour coup à un « géopoliticien », idiot utile de l’islamisme, qui, entre deux propos de table sur un Charlie Hebdo soucieux de « vendre du papier » plus que de la « liberté », s’est aventuré à le traiter de faussaire en oubliant qu’il a lui-même, à plusieurs reprises, été accusé ou condamné pour contrefaçon.
On aura le cœur serré en découvrant comment, au moment (2012) où il s’était momentanément éclipsé de la scène publique parce qu’il luttait contre la maladie, il se trouva un ancien directeur du Monde diplomatique pour oser écrire que cet éternel faux-jeton avait « disparu dans la clandestinité, sans doute infiltré dans une de ces nombreuses cellules d’Al-Qaeda ».
Au total, c’est un bel autoportrait qui se dessine au fil de ce livre tour à tour lassé, attristé, désemparé, puis, de nouveau, combatif, enragé, plein d’alacrité et respirant, d’un bout à l’autre, la probité.
Et ce portrait est celui, oui, d’un insoumis, mais un vrai, doublé d’une sorte de lanceur d’alerte – mais attention, là encore ! pas un lanceur d’alerte bidon ! pas l’une de ces balances qui finissent transfuges chez Poutine ! un journaliste courageux, doublé d’un intellectuel obstiné, qui ne se lasse pas de nous rappeler que l’islamo-fascisme est la grande menace pesant sur la démocratie et que cette menace ne tolère ni atermoiements ni petits arrangements.
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