La part de fiction dans ce « romanquête » ?

Dans une affaire comme celle-ci où les questions abordées sont extrêmement sensibles, le premier impératif est d’être d’une honnêteté absolue. Je raconte l’enquête, en même temps que ce qu’elle produit. Je prends le lecteur à témoin. J’ai voulu partager avec lui mes découvertes et mes doutes. Les seuls moments où l’imagination du romancier prend le pas, c’est quand il est impossible de faire autrement.

Par exemple ?

Les monologues intérieurs de Daniel Pearl.

Pourquoi rester sur le fait, l’émotion.

Que fait Norman Mailer dans son Oswald ou Sciascia dans son Aldo Moro ? Pas plus que moi, ils ne s’élèvent au-dessus de l’émotion. Quitte à s’offrir dans une certaine nudité.

Mais la distance, la réflexion ?

Écoutez, je suis de moins en moins partisan de cette image prophétique de l’intellectuel. C’est pas comme ça que ça marche. Un livre c’est une boîte à outils mise à la disposition des lecteurs. Sans qu’il soit nécessaire de leur mâcher le travail et…

Oui…

Plus j’avance dans la vie et moins j’ai de certitudes. Je n’assène pas. J’en ai marre de ceux qui sont sûrs de détenir la vérité.

La part du philosophe ?

Elle apparaît à chaque instant, en particulier dans cette question mille fois reprise : qu’est-ce que le mal ? Celui, indissociable du bien qui gît en chacun de nous. Comment ça marche le démoniaque aujourd’hui ? Voilà la part du philosophe.

Pourquoi Pearl, quand des milliers de personnes meurent tous les jours dans des conditions atroces ?

Ce n’est pas la même mort et ça n’implique pas le même désordre du monde.

Et s’il n’était pas juif ?

Disons que je n’aurais pas écrit ce livre si je n’étais pas ce que je suis, si je n’avais pas fréquenté cette région d’Asie pendant une trentaine d’années, si je n’étais pas allé en Bosnie… Quant au judaïsme, la façon dont Daniel Pearl vivait le sien ne m’est pas indifférente. Un judaïsme ouvert, solaire. Pearl est un homme de gauche, progressiste, parfaitement opposé à cette idée absurde de guerre des civilisations. Voilà pourquoi.

Quand avez-vous décidé d’écrire ce livre ?

Dès que j’ai compris que j’étais face à une grosse affaire d’État qui touche à la vérité du terrorisme aujourd’hui.

Omar Sheikh ?

Il est l’archétype de ces musulmans devenus intégristes après s’être frottés à l’Occident, sa culture, son savoir. C’est un moderne. Fabriqué sur le même patron que Ben Laden ou Mohamed Atta… Je montre comment des hommes comme lui permettent à Ben Laden de s’enrichir. Si l’on pouvait en convaincre les pays arabes !

Vous parlez de mafia.

Et je déplore que cet aspect mafieux d’Al-Qaïda soit sous-estimé par tout le monde : les experts, les politiques comme les journalistes.

Leur objectif ?

Le pouvoir. Un nouveau type de pouvoir. Le pouvoir de faire peur, de nous terroriser en sapant les bases des sociétés laïques et démocratiques. La religion de Bush, ce n’est pas de la bonne politique, mais elle ne fait pas peur, celle de Ben Laden, si.

À propos de Bush et de politique…

Une des leçons du livre c’est que les États-Unis vivent sur une idée ancienne et dépassée de l’État-voyou. Aujourd’hui, la vraie triade noire n’est plus Iran-Irak-Libye, mais Yémen-Pakistan-Arabie Saoudite.

Vous qualifiez l’antiaméricanisme de « saloperie ».

On a parfaitement le droit, et je dirais le devoir, de critiquer la politique de Bush. Mais la façon dont on diabolise l’Amérique s’apparente au pire de ce que je dénonçais dans L’Idéologie française. Je pense que Chirac et De Villepin ont eu raison avant la guerre. Mais qu’une fois déclarée, ils auraient dû souhaiter la victoire de la coalition avec plus de force. De même, il faudrait maintenant qu’ils aient le courage de désamorcer cet antiaméricanisme qui associe de manière simpliste l’Amérique au mal, pour que la France n’en devienne pas le porte-drapeau.

Ce livre paraîtra aux États-Unis ?

Assez rapidement. Je tenais à ce qu’il paraisse d’abord en France. Ils sont assez étonnés qu’un Français ait, le premier, mené une telle enquête.

Que pensez-vous du communautarisme tel qu’il se développe en France ?

Je suis mal placé pour en parler. Toujours en voyage, rarement ici. On me le dit. Si c’est exact, c’est terrifiant. Une régression… L’Europe a inventé l’idéal citoyen, la communauté pour chacun quelle que soit sa religion, sa politique ou la couleur de sa peau.

La solution ?

Elle est culturelle, politique… Ce que font les Anglais quand ils condamnent les imams les plus virulents. Ce que fait Sarkozy aussi, c’est très bien, un conseil des cultes musulmans… De même qu’il faudrait éviter que se propage cet antisémitisme d’un genre nouveau…

Pourquoi nouveau ?

Parce que celui qui s’impose aujourd’hui n’est plus l’antisémitisme chrétien, ou raciste, ou païen, mais un antisémitisme né du fait qu’Israël soit assimilé à un État assassin. Cette machine-là est terrible – quoi que l’on pense de la politique de Sharon – car elle se prévaut de l’amour des victimes palestiniennes pour fabriquer un discours de haine.

Est-ce que tout ça ne reflète pas la grande faiblesse des démocraties occidentales ?

Depuis la chute du Mur, la grande erreur a été de croire que c’était gagné et de tomber dans le piège de la fin de l’Histoire. Nous nous sommes désarmés intellectuellement. Mal préparés à aborder cette question centrale de l’islamisme, de l’islamisme comme dégénérescence de l’islam et du danger qu’il fait peser sur le monde. C’est de ça dont je parle.

Que faire ?

Ne pas tomber dans d’autres, rester lucide. L’idéologie n’empêche pas le crime, elle le démultiplie. Victor Hugo a écrit qu’il suffit d’ouvrir une école pour fermer une prison, c’est faux je crois. Une vieille utopie. Force est de constater que le monde libre a nourri ses pires ennemis en son sein. À soutenu, financé des groupes fondamentalistes un peu partout dans le monde, quand cela lui était nécessaire. On a vu les choses les plus insensées, l’administration américaine soutenir le FIS ou les talibans, la CIA recruter le futur cerveau des attentats contre le World Trade Center, Ramzi Yousef…

L’intégrisme islamique comme une fatalité ?

Comme une réalité. La bataille que devront mener les démocraties contre cet islamisme intolérant, conquérant, terroriste, durera peut-être aussi longtemps que celle contre le communisme. Je sors de ce livre éprouvé, épouvanté.


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