Le pape encore. Le très grand politique qui, du mont Nebo à Bethléem, des églises et des mosquées de Nazareth au mémorial de Yad Vashem, en ces lieux de haute tension où tant de chefs d’État avaient trébuché depuis des années, a su trouver, lui, les mots que l’on attendait. L’homme de foi, aussi. Le pèlerin bouleversé et si terriblement poignant. Et, le dernier jour enfin, la frêle silhouette blanche, voûtée par l’âge et la maladie, marchant vers le mur des Lamentations pour y placer entre les pierres, signée de sa main tremblante, la « lettre de repentance » pour les souffrances du peuple juif tout au long de l’histoire de l’Église…

Cette démarche, cette façon, pour demander pardon, de reprendre le style, presque les mots, des prières juives traditionnelles – « Dieu de nos Pères, vous avez choisi Abraham et ses descendants… » – furent, dans le monde entier, l’occasion d’une très vive émotion.

Cette image d’un évêque de Rome, successeur de l’apôtre Pierre et parlant bel et bien, cette fois, au nom de l’Église elle-même, cette image de l’héritier de Pie XII retrouvant tout naturellement l’attitude, presque la posture, de générations de fidèles venus se recueillir, comme lui, devant le vestige du Temple d’Hérode, le saint des saints du judaïsme, cet instant si étrange où il parut mettre ses pas dans ceux de tous les hommes en noir venus, avant lui, au fil des âges, front collé aux mêmes pierres sacrées, accomplir le même pèlerinage, furent un vrai moment de foi partagée qui, mieux que toutes les déclarations de principe, mieux que les paroles de pénitence sur le tort fait au « peuple du Livre », scellait une fraternité de fait.

Ce geste fut, surtout, un beau geste apostolique et prophétique qui, venant au lendemain de la visite à Yad Vashem, faisant suite aux discours, d’inspiration très levinassienne, sur « cet endroit de souvenir » où « l’esprit, le cœur et l’âme » ressentent « un besoin extrême de silence », devrait achever de lever les malentendus entre les deux manières, juive et chrétienne, de dire le deuil des Juifs d’Europe exterminés : peu importe, à partir de là, cette fameuse croix dorée dont il n’a pas cru bon de se départir ; peu importe Edith Stein, la Juive convertie, morte à Auschwitz, dont il a mené à terme le procès de canonisation ; peu importe le mot fameux, et qui ne choque plus, sur la Shoah conçue comme « le Golgotha du monde contemporain » ; il y avait là un très grand catholique parlant – comment faire autrement ? – sa langue de catholique, mais renouant, et cela changeait tout, avec les gestes et l’esprit de ceux qu’il appelle ses « frères aînés ».

Fallait-il demander pardon, non à Dieu, mais aux hommes, et, parmi ces hommes, aux filles et aux fils des victimes ? Autant reprocher au pape d’être pape et de parler, encore une fois, sa pure langue de pape. Autant lui demander de réagir en laïc et non en homme de Dieu qui, lorsqu’un homme est jeté à terre, lorsqu’il est humilié et martyrisé, estime – à tort ou à raison, mais c’est le cœur même de sa foi, de sa vision du monde, de sa pensée – que c’est Dieu qui, à travers lui, est offensé et qu’il n’est, d’une certaine façon, que le témoin de ce martyre.

Eût-il fallu qu’il dénonce plus clairement le lien entre la Shoah et l’enseignement millénaire du mépris au sein de l’Église catholique ? Pas sûr non plus. Car quand il dit et répète que les antisémitismes nazi et chrétien relevèrent de logiques discursives et métaphysiques différentes, quand il martèle que le nazisme fut une idéologie « impie » animée par la haine, non seulement des hommes, mais de Dieu, quand il sous-entend, en d’autres termes, que la Shoah est fille non de « l’Europe chrétienne », mais d’une Europe dont le drame fut, au contraire, d’être insuffisamment christianisée et, au sens propre, mal baptisée, les historiens sérieux savent tous qu’il a raison – ils savent que ce n’est plus seulement, pour le coup, en catholique qu’il se prononce, mais en observateur impeccable de la véridique histoire du siècle.

Ce geste, il ne faut pas se lasser de le redire, est un geste aussi admirable qu’inattendu. C’est, dans l’histoire des rapports entre tenants des deux Alliances, le début d’une ère nouvelle et, en tout cas, du XXIe siècle. Et l’on se réjouit que, cette fois-ci, en Israël mais aussi en Europe et singulièrement en France, les représentants des communautés juives aient partagé cette émotion, perçu cette dimension spirituelle, métapolitique, de l’événement, et exprimé à cet homme, comme l’a aussitôt fait, sur place, le très inspiré rabbin Michael Melchior, leur « profonde gratitude ». Reconnaissance mutuelle. Respect partagé. La conversation peut commencer. La vraie. Celle qui saura conjurer la double tentation, jumelle, du syncrétisme et de la conversion.


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