Un sujet de roman : un homme seul, philosophe de métier, une sorte de chevalier blanc en mal d’action, obsédé par sa morale de la vérité, de la liberté et du droit, décide proprio motu de convaincre un chef d’Etat d’aller porter le fer contre le tyran qui gouverne un pays lointain dont le peuple aspire à la liberté. Il l’en persuade en quelques instants. Contre toute raison, contre les lois de la sagesse, contre les principes du droit international, contre l’ordre. Une guerre s’ensuit. L’homme seul, qui en est l’inspirateur, s’y investit. Il devient le conseiller actif du prince. En six mois, la cause est entendue. Le tyran est mort, le pays est libre.
Ce roman est vrai. Le monde vient de le vivre. On en connaît les acteurs. L’un d’entre eux, Bernard-Henri Lévy, qui est le démiurge de cette aventure, la raconte dans un récit passionnant, haletant, épique : La Guerre sans l’aimer. L’Histoire en écrira la suite, c’est un autre problème. Pour l’heure, on retiendra ceci : une nouvelle fois la preuve est faite qu’il suffit d’une volonté pour que triomphe une idée, fût-ce par des voix qui échappent à la rationalité et à la convention, ce qui, en l’occurrence, est le cas et qui ajoute le romanesque au réel. La main d’un homme peut forcer le destin d’un peuple. L’Histoire n’est donc pas finie.
De grâce, qu’on en vienne à l’essentiel, qu’on en finisse une fois pour toutes avec ces procès qui concernent les formes, les apparences, voire les postures, bref les manières d’être. Ce qui compte, c’est d’être. Et d’agir dans la fidélité à soi-même. Trop présent, BHL, et d’une façon trop visible ? Certes. Mais les autres sont absents. Occupons-nous de sa personne et laissons à qui veut le soin de dépecer le personnage.
Tout commence au début des années 70 et va s’inscrire depuis lors dans une continuité exemplaire. Tout, c’est-à-dire une irrésistible ambition de vivre dans l’Histoire, de vivre l’Histoire et non pas comme simple témoin mais comme acteur, voire comme héros. Il dit aujourd’hui qu’il n’a jamais aimé le mot d’ordre dandy « Faire de sa vie un chef-d’œuvre » et que s’il y a un combat qui l’aura occupé entre tous, c’est le combat pour « les vies infimes, les petites vies, sans destin ni ampleur ». Ce n’est pas de sa propre vie qu’il prétend avoir voulu faire œuvre. On nous permettra d’en douter, mais le contraire ne serait pas honteux. Les deux ambitions ne sont pas contradictoires, et c’est lorsqu’elles se rejoignent et se confondent qu’elles sont les plus efficaces.
Évoquons ici un souvenir personnel. On voit arriver à Combat en 1971 un jeune élève de Normale sup, qui prépare l’agrégation de philosophie. Il a 22 ans, une intelligence rare, une ardeur et une assurance de soi-même exceptionnelles, une fringale d’engagement. Toutes les causes lui sont bonnes à défendre pourvu qu’il les considère à sa mesure, c’est-à-dire à celle de l’Histoire, qu’elles tendent à faire triompher la liberté des peuples et la Vérité – il est philosophe et on est au lendemain de Mai 68 – et qu’elles s’accompagnent d’une aventure. « J’établis que la meute a toujours tort », dira-t-il plus tard. Il est déjà prêt à prendre à sa charge le sort du monde. Sans qu’on le lui demande. Un chien de garde. Mais de race.
A l’époque, les théâtres d’opération étaient rares où les âmes résolues pouvaient réaliser à la fois leur rêve d’épopée, leur combat idéologique et leur vocation humanitaire – on n’appelait pas encore cela ainsi – au nom d’un droit (?) et d’un devoir d’ingérence. Chez le jeune BHL, toutes ces valeurs se confondaient dans une démarche de caractère romantique, à la Malraux. Il ne supportait pas qu’on le lui dît. Plus tard, il fera le tri et théorisera amplement là-dessus. En la circonstance, il lui fallait une cause. C’est justement ce Malraux qui la lui fournit involontairement. Malraux lançait un appel pour la constitution d’une brigade internationale en faveur du Bangladesh. Combat envoya donc BHL au Bangladesh. Il y demeura quelques mois. Il en rapporta des articles, un livre, et la certitude que son destin était scellé. Il serait toujours là où l’oppression menace les peuples, pour la combattre. On peut se gausser d’une pareille prétention, et l’on ne s’en est pas privé, dans un monde et à une époque où le quant-à-soi gouverne l’opinion. Il n’empêche. Quel intellectuel français a-t-il depuis quarante ans alerté sans relâche l’opinion sur les atteintes portées aux droits de l’homme dans une déclinaison géographique aussi vaste, puisqu’elle intéresse chronologiquement le Portugal, l’Argentine, le Cambodge, la Pologne, l’Éthiopie, le Rwanda, le Soudan, et l’on en passe ? Lequel a-t-il joué un rôle actif dans la question afghane, dans le dossier bosniaque et aujourd’hui dans l’affaire libyenne ? On est en droit de relativiser la légitimité politique ou morale ou stratégique des engagements de BHL (ingérence, droits de l’homme, etc.) et de relativiser leur efficacité. Mais il y a une objection qu’on ne devrait plus entendre soulever à son propos : que vient faire cet intellectuel dans la marche du monde, et de quel droit, et de quoi se mêle-t-il ? Car nonobstant encore une fois sa façon de s’y prendre, il a le mérite supérieur, justement en sa qualité d’intellectuel, de se faire le témoin de la tragédie de l’Histoire et, au-delà de ce devoir, d’inscrire sa pensée dans le champ de l’action politique.
On dit bien : le champ de l’action politique. En aucun cas le champ de l’action militaire. Ses nombreux ennemis ne se privent pas de ridiculiser BHL en lui prêtant l’ambition de se poser comme « chef de guerre ». Il se défend de cette imputation. On découvre à travers son livre le rôle moteur qu’il joua durant ces derniers mois dans les rencontres et les négociations entre l’Élysée et le Conseil national de transition libyen. L’activité qu’il déploya fit de lui un élément majeur du dispositif qui aboutit au dénouement que l’on sait. Mais il est le premier à réduire ses mérites. « Me voilà coursier, officier de liaison, estafette, écrit-il. J’aurai tout fait. » Jamais il ne revendique d’avoir contribué à la résolution des problèmes de stratégie militaire. Qu’il y ait chez BHL, qui fut dans sa jeunesse fasciné par Malraux, une nostalgie du treillis ou du blouson, cela se peut. Mais une nostalgie de nature littéraire. On le croit très volontiers lorsqu’il affirme haïr la guerre. Il l’aime lorsqu’elle ne prête pas à conséquence. Il l’aime en philosophe et en philosophie. Il a écrit là-dessus. Il aime la confrontation, qui est la forme douce de la bataille. Ce n’est pas un guerrier, c’est un bagarreur, un guérillero armé en tout et pour tout de son verbe. A cet égard, il n’est pas platonicien, il n’a aucun goût pour « la philosophie du sens commun », celle du juste milieu, pour la « philosophie pacifiée ». Dans son petit essai De la guerre en philosophie, il dit son adhésion à la thèse de Raymond Queneau selon lequel un philosophe n’est fidèle à lui-même que s’il se fait voyou, c’est-à-dire s’il rompt « avec les usages de la philosophie des universités et de leurs gardes-chiourmes idéologiques ».
Voilà qui nous amène à une conclusion qu’on pourra trouver incongrue : et si BHL était à la philosophie ce que Sarkozy est à la politique ? On en vient ici à l’une des raisons qui, parmi d’autres, font l’intérêt de son récit La Guerre sans l’aimer : la complicité étroite qui durant ces six derniers mois réunit les deux hommes dans le traitement de l’affaire libyenne. Leur affinité. Une relation hautement romanesque. Ils se connaissaient de longue date. L’élection de 2007 les avait séparés, lorsque le philosophe avait porté son choix sur Ségolène Royal, en dépit des invites du candidat Sarkozy. L’Histoire va les rattraper. On est en février de cette année. Les premières images de la révolte du peuple libyen sont insupportables à BHL. Lui revient « le démon de faire ». Il part sans attendre pour Benghazi. Toujours ces mêmes ressorts : l’instinct, la résolution, la rapidité dans l’exécution, la pugnacité. Il réussit à rencontrer Abdeljalil. De sa propre initiative, avec un culot insensé, il le persuade de venir à Paris rencontrer Sarkozy. Il appelle celui-ci et le convainc d’accepter cette proposition. Cinq jours après, la délégation du futur CNT sera dans le bureau du Président. De ce jour-là et durant six mois, les deux hommes – bravant leur ressentiment personnel – rassembleront leurs efforts au service de la cause commune. Leur seule volonté va forcer le destin.
Pourquoi eux ? Pourquoi lui ? s’interroge BHL devant le miroir qui lui renvoie leur double et commune image. Parce que, dit-il, ce « drôle de Président » a le sens de l’Histoire tragique, et qu’il sait que dans certaines circonstances historiques, lorsque le Mal et la Folie risquent de l’emporter, le compromis, l’arrangement sont criminels. On regrette que ce drôle de philosophe, si lucide et visiblement si conscient de la hiérarchie des valeurs, ne tienne pas quitte Sarkozy, une fois cet hommage rendu, des crimes véniels qu’il lui impute par ailleurs, dont il fait complaisamment l’inventaire et qui tout compte fait ne sont relatifs qu’à des manières d’être. Curieuse concession à l’esprit de convenance qui gouverne aujourd’hui l’opinion, venant d’un homme qui a lui-même souffert de ce conformisme et dont la pensée, les actes et les engagements s’élèvent si largement au-dessus des médiocrités du temps, ainsi qu’en témoignent ce beau livre et la passionnante aventure historique qu’il raconte.
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