C’était il y a six mois.

Je rentrais d’un de mes innombrables voyages à Kiev où ce qui m’avait frappé c’était la force maintenue de la nouvelle Ukraine et de son élan démocratique.

Et j’ai lancé, ici, à Vienne, au palais de la Hofburg, haut lieu de la culture et du cosmopolitisme européens, l’idée d’un plan Marshall œuvrant à la reconstruction de l’Ukraine.

J’ai été rejoint très vite par les deux grandes Fédérations syndicales issues de l’âge soviétique et comme sorties de terre à la façon, pour l’une, de ces trade-unions britanniques qui mirent fin à l’esclavage industriel et, pour l’autre, de ces capitaines d’industrie qui inventèrent le capitalisme américain, allemand, japonais ou sud-coréen.

Puis, j’ai fait la connaissance de deux hommes, lord Risby et Karl-Georg Wellmann, qui ne me ressemblent pas, qui sont même, à bien des égards, le contraire de l’écrivain activiste que je suis mais dont l’un au moins connaît mieux que personne le processus qui a fait de l’Allemagne orientale, si longtemps asservie et sous la botte, une zone de prospérité et de droit.

Puis est arrivé un homme qui est aussi une légende et qui sait, lui, ô combien ! ce que reconstruction et nation building veulent dire : c’est l’homme qui a évité la guerre civile dans son pays ; c’est l’homme qui a libéré Nelson Mandela et qui a gouverné avec lui ; c’est le prix Nobel de la paix, Frederik de Klerk, dont le ralliement à cette idée a été, pour moi, une très grande joie.

Et puis il y a eu ces quelques femmes et hommes, ces experts, que vous avez, là, devant vous : ils viennent de plusieurs pays ; ils ne se connaissaient pas non plus ; mais ils parlaient la même langue qui est la langue de l’Europe et celle de l’amour de l’Ukraine ; et tous ont réagi avec enthousiasme à cette idée de reconstruire l’Ukraine, non plus par en haut, verticalement, mais à partir de la société civile et, en face d’elle, des sociétés civiles européennes.

Et puis j’ai reçu, ces dernières heures, deux messages.

Celui du président français, François Hollande, l’homme qui n’a pas livré les Mistral à Poutine, l’avocat de l’Ukraine sur la scène internationale : il m’a assuré de son soutien, aujourd’hui et demain.

Et puis le message d’un homme qui est aussi mon ami, qui montait sur la scène du Maïdan alors que j’en descendais et qui est l’incarnation de la résistance ukrainienne à l’agression russe – Petro Porochenko : lui aussi m’a fait passer un message, hier soir, par lequel il m’invitait à vous adresser, de sa part, ce matin, ses encouragements ; le résultat de vos travaux, c’est au Parlement ukrainien, et à lui, qu’il sera, avant toutes choses, communiqué et il vous adresse, donc, amis français, allemands, britanniques, polonais, qui êtes ici rassemblés, ses encouragements chaleureux.

Alors de quoi s’agit-il ?

Il s’agit d’abord, vous le savez, d’un pays détruit et au bord de l’effondrement.

J’ai visité les oblasts de l’Est.

Je me suis rendu, avec le président Porochenko, dans une ville bombardée du Donetz, Kramatorsk.

J’ai parlé avec les civils harcelés par les chiens de guerre russes ou à la solde de la Russie – mais aussi avec les militaires qui luttent contre l’invasion.

Et ce que j’ai vu là ce sont des hommes vaillants, des braves, qui défendent leur pays avec beaucoup de ténacité – mais c’est aussi un pays cassé par la triple malédiction du communisme, de la corruption et de la guerre.

Alors, ce pays, l’idée est de contribuer à sa reconstruction.

La guerre, bien sûr.

Il faut d’abord gagner cette guerre que le peuple ukrainien n’a pas voulue mais qu’il livre avec bravoure.

Mais il y a, aussi, l’économie.

Ou, plus exactement, il y a cette continuation de la guerre par d’autres moyens qu’est l’économie – et c’est de cela qu’il s’agit ce matin.

Cela dit, attention !

Je parle de l’économie entendue comme Histoire.

Je parle de l’économie sous-tendue par une réforme intellectuelle et morale de la société tout entière.

Je parle de cette économie dont mon maître, le philosophe français Louis Althusser, disait que ce n’est pas une affaire seulement de production, finances, comptabilité – mais que ses paramètres impliquent toujours des choix très profonds quant à l’esprit des lois, quant à la biopolitique et au salut des corps, quant à l’idée que l’on se fait du temps, de l’espace, de l’être.

C’est la raison pour laquelle, pendant les deux cents jours qui viennent, vous aurez à faire, mesdames et messieurs, des propositions et suggestions quant au redressement, certes, des finances ukrainiennes – mais aussi quant à la santé publique, quant au renforcement des règles de l’État de droit ou quant aux moyens de lutter contre cette plaie, cette lèpre, qu’est la corruption.

Vous aurez contre vous, dans la tâche qui vous attend, les éternels défaitistes et les découragés professionnels.

Vous aurez contre vous ceux qui vont partout répétant que l’Ukraine est un tonneau sans fond et qu’elle ne vaut pas une messe.

Vous aurez contre vous celles et ceux qui pensent que l’histoire et la géographie c’est le Destin et que l’Ukraine appartient, par un décret presque naturel, à la zone d’influence russe.

Mais ne vous laissez pas intimider.

Car si vos recommandations d’abord, puis, deux cents jours plus tard, ce plan Marshall dont j’ai rêvé voient effectivement le jour, c’est toute l’allure de cette région qui en sera bouleversée.

Et vous aurez écrit une nouvelle page de l’histoire, non seulement de l’Ukraine, mais de l’Europe.

Les promoteurs du plan Marshall proprement dit, celui de 1945, furent, en fin de compte, parmi les meilleurs et plus efficaces pionniers de l’Europe.

J’ai toujours eu la théorie, oui, que le général George Marshall, inventeur du plan du même nom, mérite, quoique américain, et par une de ces ruses dont l’Histoire a le secret, d’entrer, aux côtés de Konrad Adenauer, de Robert Schuman ou de Jean Monnet, au panthéon des pères fondateurs de l’Europe.

Eh bien il en ira de même ici.

Si, dans deux cents jours, vos suggestions et propositions sont assez fortes pour convaincre le monde d’investir massivement dans la naissance de la nouvelle Ukraine, vous serez celles et ceux qui auront contribué à faire de l’Ukraine une nouvelle Pologne ou une nouvelle Tchéquie – vous serez celles et ceux qui auront entendu l’appel d’un peuple frère et qui lui auront ouvert les portes de l’Europe.

Comme on disait, il y a un an, sur le Maïdan de Kiev : Oukraïna Vstavaï! Yevropa Vstavaï! Slava Oukraïni !… Et Heroyam Slava !


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