Qui aurait pu imaginer un seul instant, alors que s’ouvrait mardi matin un forum international à Vienne, « Ukraine tomorrow », que l’on enterrerait le même jour à Moscou le principal opposant russe, Boris Nemtsov ? Cette émotion est palpable sur les visages de ceux qui sont venus du monde entier. « Renouveler l’Ukraine ensemble »… Mais sous les boiseries du Palais Fersel, l’heure n’est ni à la vengeance ni à la haine. Pas une fois le nom de Vladimir Poutine ne sera prononcé. Non, ici, en Autriche, le seul mot qui compte, le seul sentiment qui vaille, c’est l’espoir. Depuis six mois, à l’initiative de lord Richard Risby, Karl-Georg Wellman et Bernard-Henri Lévy, l’idée d’une Agence pour la modernisation de l’Ukraine est née avec trois idées-force : redonner à ce pays la place qu’il mérite dans le concert des nations, réparer les dégâts causés par la guerre, la corruption active, et tenter – pourquoi pas ? – de faire en sorte que l’Ukraine rejoigne le plus vite possible l’Union européenne.

Tous les intervenants en sont convaincus : il faut que ce pays de 45 millions d’habitants, le second en superficie et le grenier à blé du Vieux Continent, puisse prospérer et se reconstruire coûte que coûte. C’est la meilleure réponse à tous les séparatistes et aux tenants de la Grande Russie. Frédérik Willem de Klerk, le président de l’Afrique du Sud, qui a connu tant d’épreuves et est entré dans l’histoire en libérant Nelson Mandela, engage la planète entière à tendre la main à l’Ukraine. Techniquement et matériellement. « Mais il faut éviter trois écueils », explique-t-il avec ferveur. Ne pas tenir compte « des intérêts et des craintes russes » est une première erreur. La deuxième est d’oublier que « les sanctions sont des épées à double tranchant » et ont parfois le don de rendre les punis encore plus irascibles. Le troisième danger est de « laisser d’autres États lointains et puissants interférer sur les rapports entre la Russie et l’Ukraine ». Lord Risby, celui qui, tour à tour, présente chaque intervenant, a regardé fixement la nombreuse délégation ukrainienne et a lancé : « Regardez autour de vous… Vous n’êtes pas tout seuls. Nous sommes à vos côtés. »

La guerre de l’économie

Durant trois heures, les dizaines de personnalités ukrainiennes présentes auraient bien du mal à douter de ces paroles tant les intervenants se relaient pour proposer des solutions concrètes face à la crise majeure qui secoue leur pays. C’est au tour de Bernard-Henri Lévy de venir expliquer à la tribune comment est née cette idée, de rappeler que le fameux plan Marshall est sorti de la tête d’un général et qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce plan marqua bien les prémices de ce qu’allait devenir l’Europe. « Ce général a autant de mérites que Jean Monnet ou Maurice Schumann, les pères fondateurs de l’Europe. Alors, c’est certain : il faut que cette guerre s’arrête et tout mettre en oeuvre pour inventer un nouveau plan Marshall et sauver l’Ukraine, affirme l’écrivain. Ce matin, ce plan est en train de prendre forme sous vos yeux. » 

Et de citer également le grand Clausewitz en rappelant qu’il ne fut pas simplement un illustre théoricien mais également un penseur de premier plan qui aurait pu écrire que « l’économie est la continuation de la guerre mais avec des moyens pacifiques ». Bernard-Henri Lévy poursuit sur les aides et les moyens pour soutenir l’Ukraine et s’adresse alors aux Ukrainiens : « Il faut en finir avec la corruption qui gangrène votre pays. Et, oui, il faut que l’économie mondiale fasse tout pour redonner vie à l’Ukraine. Mais cette économie ne doit pas être simplement une économie de comptables, de chiffres et de tableaux noirs, poursuit-il. Ce mot économiedoit être anobli et enrichi du système de valeurs qui va avec. » Pendant quinze minutes, BHL s’exprime en anglais mais conclut en s’adressant aux Ukrainiens dans leur langue : « Nous devons ouvrir les portes de l’Europe. Vous y avez désormais votre place. Gloire à l’Ukraine ! »

Apprendre à nager avant

Sur la lancée du philosophe longuement applaudi, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, prend la parole. Le médecin qu’il est insiste sur le fait que le pays doit coûte que coûte développer le secteur médical catastrophique qui met en péril les Ukrainiens. « La santé est aussi une place au soleil à laquelle votre pays a droit. » Laurence Parisot, l’ex-patronne du Medef, narre le travail qu’elle effectue depuis de longs mois pour développer toutes les potentialités de l’Ukraine qui « regorge de talents inouïs. Ce serait une chance pour nous si l’Ukraine intégrait l’Union européenne ».

L’ancien Premier ministre polonais, Włodzimierz Cimoszewicz, raconte alors dans quels tourments se trouvait son pays en 1990 : « On nous demandait de sauter en eaux profondes et ensuite d’apprendre à nager ! » À son sens, il faut éliminer la corruption en Ukraine qui est un frein absolu à son essor.

Les Allemands en force

Chacun apportant sa pierre à un édifice, pour l’heure, ruiné par la guerre, il faut bien avouer que les personnalités allemandes présentes ont frappé fort à ce forum. Un peu comme si l’esprit d’Angela Merkel les inspirait en permanence. On sait à quel point la chancelière s’est battue aux côtés de François Hollande pour aboutir aux accords de Minsk et au cessez-le-feu, même s’il fut vite violé. Aussi bien Karl-Georg Wellman, membre du Bundestag, que Günter Verheugen, ancien commissaire européen pour l’élargissement, ou encore Peer Steinbrück, ancien ministre des Finances, et le grand constitutionnaliste et ancien ministre de la Défense Rupert Scholz, tous ont témoigné d’un soutien sans faille au peuple et aux dirigeants ukrainiens.

De son côté, Leonid Kravtchouk, l’ex-président de l’Ukraine, a rappelé qu’on ne peut choisir ses voisins. « L’Ukraine est indépendante et en aucun cas la Russie ne peut et n’a le droit d’intervenir dans nos affaires intérieures, martèle-t-il fermement. Mais une nouvelle voie est désormais tracée et nous avons confiance en vous. » C’est l’ancien ministre des Finances et également ancien ministre des Affaires étrangères autrichien qui a inauguré ce forum décisif pour l’avenir de l’Ukraine. Alors, pourquoi ne pas laisser Michael Spindelegger conclure : « Vienne a toujours été une ville-clé pour l’Europe. Elle fut même un temps son coeur culturel. Aujourd’hui, elle demeure encore une ville qui accueille les plus prestigieuses instances internationales. Oui, l’Ukraine va renaître quand les armes se tairont. » Le mardi 3 mars au matin, les chaînes du monde entier retransmettaient les images de Moscovites en pleurs venus se recueillir sur les lieux de l’assassinat de Boris Nemtsov. Ses assassins courent toujours mais, hier matin, chaque mot, chaque souffle, chaque virgule lui étaient dédiés.


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