Vous voici, de nouveau, à Sarajevo. Quant à votre engagement personnel en Bosnie-Herzégovine, on peut dire que vous avez bouleversé le public français et que, grâce à vous, les informations sont parvenues à la majorité des gens, aux endroits importants. Que pensez-vous aujourd’hui du « cas Bosna ! » et quelles émotions provoque, en vous, votre retour à Sarajevo ?

C’est toujours, pour moi, une très grande émotion. J’ai des amis, ici. Beaucoup d’amis. Il y a ce Kid’s Festival que j’ai aidé à naître, que je soutiens plus que jamais et auquel je tiens beaucoup. Et il y a aussi ces souvenirs, tous ces souvenirs, parfois très bouleversants, qui me reviennent dès que je mets les pieds ici. Alors, oui, je serai ému, ce mardi. Et heureux. Sarajevo, cela vous surprendra peut-être, est un des lieux en ce monde où je me sens le plus heureux, tout simplement heureux… Le cas Bosna ! ? C’est difficile, pour moi, de juger. Et encore plus difficile de savoir si le film est allé, comme vous dites, aux « endroits importants ». Ce que je sais c’est que j’ai fait de mon mieux. Onze voyages à Sarajevo, entre le déclenchement de la guerre et les accords de Dayton. Des textes innombrables. Des conférences. Votre Président exfiltré de la ville bombardée pour venir voir Mitterrand, le pape, le roi d’Espagne, les dirigeants anglais, allemands. Et, donc, ce film que je viens présenter ce soir et que j’ai été – c’est un fait – le seul à prendre le temps de réaliser. J’ai fait tout cela. J’ai vécu, trois ans durant, avec la Bosnie au cœur. Et, plus encore que la Bosnie, j’avais au cœur l’effroyable injustice qui lui était faite et qui me rendait malade.

Évidemment, certaines choses ont changé ici. Mais la partie libérale des citoyens est frustrée par le statu quo. La guerre est terminée depuis treize ans et la Bosnie-Herzégovine n’a pas beaucoup progressé. Quelques-uns de vos héros de l’époque, que vous amadouez (« les yeux d’Alija Izetbegovic » ou « la barbe cirée » de son fils Bakir) sont, soit partis (le cas d’Alija), soit représentent la force de régression…

C’est vrai que j’ai aimé Alija. Je savais tout ce qu’il y avait à savoir sur lui. Je connaissais son passé fondamentaliste. Je n’ignorais pas que, si j’avais été bosniaque, et si la Bosnie avait été en paix, j’aurais été son adversaire politique. Mais, cela étant dit, j’ai vécu tant de choses avec lui, et si fortes, que je l’ai en effet aimé. L’homme avait, par ailleurs, des qualités de caractère rares, très rares, et qui en ont fait, que vous le vouliez ou non, une sorte de De Gaulle bosniaque. Et puis arrêtons, s’il vous plaît, avec le « fondamentalisme » d’Izetbegovic ! Qu’il ait trempé là-dedans dans sa jeunesse, nul, et surtout pas lui, n’en a jamais fait mystère. Mais il avait bougé. Il n’était plus cet homme-là. Il était devenu un conservateur bon teint. Je ne vous dis pas que ce soit ma tendance politique. Mais ça n’a rien à voir avec l’islamisme. Et je vous signale, au demeurant, que j’ai tout de même eu l’occasion d’avoir, avec lui, des conversations pour le moins sensibles. Sur Israël, par exemple. Ou sur Salman Rushdie qui était au premier rang, vous le savez, des défenseurs anglais de Sarajevo. Eh bien je peux vous dire que, sur aucun de ces sujets, il ne réagissait en fondamentaliste de l’islam… Je raconte une partie de cela dans mon journal de guerre qui s’appelle Le Lys et la Cendre et qui est paru en bosniaque il y a trois ans. Pour le reste, j’attends un peu mais, un jour, je dirai tout et je pense que vous serez surpris. Pour l’heure, je vous répète ceci : son caractère ; son courage ; des images de lui, aux heures des bombardements les plus durs, où il mettait son point d’honneur à sortir, à montrer qu’il osait sortir et qu’il ne craignait pas de partager la vie, et le sort, de ses compatriotes ; et puis ce film que je n’aurais pas fait sans lui – s’il ne m’avait pas fait confiance, s’il n’avait personnellement fait en sorte que l’on me donne accès à toutes vos premières lignes, à vos opérations militaires et de résistance, à quelques-uns des secrets de l’armée bosniaque en formation. Comment voulez-vous que j’oublie cela ? Comment voulez-vous que je ne sois pas reconnaissant à cet homme-là ?

Apparemment vous avez besoin d’être sur les lieux de guerre ou de catastrophe, ce que prouvent votre engagement en Afghanistan ainsi que votre livre Qui a tué Daniel Pearl ? où vous accusez le gouvernement pakistanais du meurtre de l’homme qui en savait trop sur les relations entre les scientifiques nucléaires, le gouvernement et Al-Qaïda. Pensez-vous que ce type d’engagement peut aider vu que le monde n’a jamais été plus près d’une grande catastrophe ?

Je ne sais pas ce qui peut « aider ». Mais je sais que c’est comme ça que, moi, en tout cas, je fonctionne. Je suis un écrivain. D’abord un écrivain. Mais ayant besoin du contact avec les choses. Et ayant beaucoup de mal à en parler, de ces choses, complètement in abstracto. Qu’il y ait un régime de la théorie, c’est évident. Que la philosophie, par exemple, ait des outils et une langue spécifiques, je suis le premier à le reconnaître. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir cette particularité de ne jamais mieux penser que quand j’ai eu, aussi, le parfum des choses mêmes. A part ça, l’injustice me révolte. Et la plus grande injustice au monde c’est le fait de mourir, de souffrir et de mourir, dans l’indifférence du monde. C’est pourquoi je me suis intéressé, toute ma vie, à ce que j’appelle les guerres oubliées, c’est-à-dire les guerres où on meurt en grand nombre et où les morts n’ont, à la limite, plus de nom, plus de visage et, parfois, plus de sépulture. Ce n’était pas le cas à Sarajevo. Mais cela a failli être le cas. Et c’est vrai que si je reconnais un mérite à la poignée d’intellectuels qui sont venus, et revenus, témoigner du martyre de cette ville c’est celui-là : empêcher que cette guerre soit une guerre oubliée – ce qui était quand même, je vous le rappelle, le programme commun de quasiment toutes les nations occidentales. C’est vous dire, par parenthèse, si je suis heureux de retrouver, ce soir, grâce à Francis Bueb et au Centre André-Malraux, les gens qui apparaissent dans mes deux films et qui sont aujourd’hui encore vivants. Il y aura deux temps forts dans ma visite. La visite au Kid’s Festival de Suzanne Prahl et Samir Landzo. Et puis ces retrouvailles avec ces visages que je n’ai pas oubliés et que je n’oublierai, je crois, jamais – les combattants de la Bosnie libre qui sont aussi des « personnages » de ces deux films auxquels je tiens si fort. J’ai un peu d’appréhension à l’idée de les revoir. Je sais que certains ne sont pas sortis de cette guerre intacts et que le temps n’a certainement rien arrangé. Mais je suis, en même temps, si content, si ému – et si impatient ; ce sera, c’est déjà, pour moi un des rendez-vous importants de mon existence.

Vous avez écrit sur la culture de la victime comme si c’était l’un des modèles dominants de l’Ouest par rapport à l’Est. Comment voyez-vous ces deux parties du monde vu que l’Ouest est sans exception vécu comme le synonyme de la domination américaine, alors que l’hétérogénéité de l’Est est prise sous le prisme des militants islamistes. Où est la fin de tout cela ?

La fin, je n’en sais rien. Mais je sais, par contre, qu’il y a une bataille sérieuse qui se joue, en effet, sous nos yeux. Est-ce que c’est la bataille de l’Ouest contre l’Est ? Autrement dit – car c’est cela, je suppose, que vous voulez dire… –, de l’Occident contre l’islam ? Je ne crois pas. Ma thèse, je le répète souvent, c’est que la bataille qui se livre est une bataille, au sein de l’islam, entre les forces éclairées et la tentation fondamentaliste. Vous avez une bataille, en Occident, entre les nostalgiques de la culture totalitaire et les tenants de la culture antitotalitaire. Mais vous avez aussi cette bataille entre l’islam et l’islam – entre ceux qui, en gros, conçoivent l’islam comme une prison et ceux qui entendent le concilier avec l’esprit de la démocratie et des Lumières. C’est une bataille terrible. C’est la bataille clef de ce début de siècle. Et je vous signale, au passage, que c’était un de mes arguments, et non le moindre, quand je plaidais, il y a quinze ans, dans mon pays, la cause de la Bosnie. « Vous voulez un islam ouvert ? disais-je. Modéré ? Anti-obscurantiste ? Eh bien voilà. Il est là et vous êtes en train de le laisser mourir. Quels cons ! »

Vous faites partie d’un petit groupe d’intellectuels français qui a tout de suite compris la question du démantèlement de la Yougoslavie ; vous vous êtes rangé au côté de la Bosnie-Herzégovine et contre le régime de Milosevic. Vos collègues (Finkielkraut, Glucksmann) ont relativisé leur opinion à cause de certains événements (les attentats de New York, la nouvelle guerre du Liban). Peut-on dire la même chose pour vous ? Qui a (avait) raison ?

Je ne sais pas ce qui vous fait dire que ceux que vous citez ont « relativisé » leur opinion. Je n’ai pas du tout ce sentiment. Ce serait à eux de répondre, bien sûr, mais d’aucun des deux je n’ai le sentiment qu’ils manifestent le moindre retrait par rapport à leur engagement d’il y a quinze ans. Maintenant, pour ce qui me concerne, moi, il n’en est tout simplement pas question. S’il y a bien une chose dont je suis fier, une cause que j’ai eu raison d’embrasser, s’il y a bien un combat que je mènerais de la même façon, exactement de la même façon, s’il était à mener à nouveau, c’est le combat contre Milosevic et pour les civils de Sarajevo et de Bosnie centrale. Pas discutable. Pas négociable. Et je ne vois pas ce que la guerre du Liban et le 11 Septembre auraient à voir avec ça. Ni, d’ailleurs, la religion de la victime qui n’est pas ma religion. Quand j’ai tourné Bosna ! l’idée était, précisément, de sortir du victimisme et de la martyrologie. L’idée, la première idée, celle d’où le film est sorti et la raison pour laquelle, au fond, je l’ai fait est bien celle-là : les Bosniaques ne sont pas un peuple de veaux menés à l’abattoir, c’est un peuple debout, c’est un peuple combattant, et je veux filmer cette Bosnie debout et combattante.

Pour un écrivain et philosophe, vous êtes très populaire et avez beaucoup d’influence. Mais, il y a ceux qui vous critiquent : on vous reproche de faire une sorte de pop-philosophie ; d’insérer votre autobiographie dans les textes philosophiques ; de détourner l’engagement intellectuel vers le domaine des médias et de la pop-culture. Comment Bernard-Henri Lévy voit-il BHL ?

Bernard-Henri Lévy ne connaît pas très bien BHL. Et, en plus, il s’en fout. Il y a mes livres. Mes actes. Mes engagements. Mes films. Il y a Bosna ! et Un jour dans la mort de Sarajevo qu’on va revoir tous ensemble et qu’on va pouvoir juger sur pièces. Le reste ne compte pas. Cette marionnette qui s’agite sur l’autre scène, je n’ai franchement rien à en battre. A bon entendeur, salut.


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