Lorsque toute cette histoire est arrivée, ça a été une question de réflexe. Voilà un homme, un intellectuel, voilà un bon intellectuel et un bon écrivain (je vous recommande tout particulièrement son dernier livre, Nouvelles Figures de l’homme), qui donne un article à un journal. On pense ce que l’on veut de cet article. On pouvait, ce jour-là, être plus ou moins d’accord, ou plus ou moins en désaccord, avec le contenu de ce qu’il disait. Mais voilà que, quelques heures après sa parution, un prédicateur islamiste s’exprimant sur la chaîne Al-Jazira, prononce le nom de l’auteur de cet article et porte sur lui une sorte de fatwa, une malédiction, une condamnation, appelez ça comme vous voudrez.

Le fait est là. Aussitôt, les blogs se multiplient. Aussitôt, la planète Internet s’enflamme. Aussitôt, des condamnations à mort, des vraies, fusent de toutes parts et le visent. Les uns donnent son adresse. Les autres diffusent les plans de sa maison et les moyens d’y arriver. Et, à ce moment-là, il se passe quoi ? Eh bien on croit rêver. Mais non. On ne rêve pas. C’est le MRAP qui explique que, s’il arrive un jour malheur à Robert Redeker, il faut que le monde sache que c’est lui qui l’aura cherché et voulu. C’est un islamologue qui est, au demeurant, un vieux camarade à moi et qui lui reproche d’avoir – je le cite, les bras m’en tombent – « chatouillé la fatwa ». Ce sont des journalistes qui prennent leur air le plus docte pour demander : « Mais, après tout, est-ce que c’est vraiment une fatwa ? Est-ce qu’on n’en rajoute pas un peu beaucoup en parlant de fatwa ? Et d’ailleurs… oui, d’ailleurs, ce mauvais philosophe, ce philosophe autodidacte, est-ce qu’il ne serait pas un peu mythomane sur les bords, par hasard ? » Ou ce sont, encore, ces faux malins qui nous disent : « ouais, ouais, on a compris… c’était un coup monté… son but, son seul but, était de se faire de la publicité avec un article exprès provocateur… »

Nous avons entendu tout cela, oui. Jusqu’au ministre de tutelle de Redeker, Gilles de Robien, qui a eu le culot de dire qu’un enseignant est tenu à un devoir de réserve et de modération et que c’est de cela, de cette modération et de cette réserve, que le professeur Redeker a manqué. Quelqu’un a dit, tout à l’heure, que la Gendarmerie nationale a correctement fait son travail. D’accord. Il ne manquerait plus qu’elle ne le fît pas ! Mais quid de l’Education nationale ? Est- ce que l’Education nationale n’a pas scandaleusement failli à ses devoirs lorsque, par la voix de son ministre, elle a ainsi lâché l’un de ses professeurs ? Je vais vous dire. Je suis là, moi, comme vous tous, pour soutenir l’écrivain Robert Redeker, l’intellectuel, le professeur, l’homme. Eh bien je dis qu’il y a une question, déjà, qu’un ministre digne de ce nom aurait dû depuis longtemps se poser. Robert Redeker est en danger à Toulouse, d’accord. Il est entré dans une saison de sa vie où il fera peut-être moins bon qu’autrefois, pour lui, vivre dans cette belle ville de Toulouse. Mais est-ce qu’il n’y a pas d’autres villes, en France, que Toulouse ? Est-ce qu’il n’y a pas des pays francophones où la pensée et la langue françaises gagneraient à être, grâce à lui, illustrées et défendues ? Est-ce que, au lieu de l’exhorter à plus de « modération », le ministre Robien ne ferait pas mieux, autrement dit, de lui trouver un poste et de l’aider à réorganiser sa vie familiale et professionnelle ? Voilà une première chose que j’ai envie de dire ce soir. Voilà une première chose que nous devrions tous, ce soir, exiger. Un poste pour Robert Redeker !

Et puis on a entendu une autre chose encore. On a entendu partout, comme une sorte d’évidence, que Redeker est allé trop loin et que la liberté de penser s’arrête, en réalité, là où commence la liberté d’autrui de penser d’une autre manière. Non mais, depuis quand la liberté de penser s’arrête-t-elle à la pensée d’en face ? Depuis quand ne serait-il permis de penser que des choses dont on soit sûr qu’elles ne heurteront pas la liberté de notre voisin ? Cette idée est idiote. Cette idée, prise à la lettre, voudrait dire qu’il ne faudrait parler que de choses sur lesquelles on est tous, d’avance, à peu près d’accord. Cette idée signifie que le débat démocratique se limite, et doit absolument se limiter, aux sujets de strict consensus et que, par conséquent, il devrait y avoir le moins de débat démocratique possible en démocratie. C’est absurde, naturellement. C’est absurde et, surtout, faux. Jamais un démocrate sérieux n’a dit cela. Il y a, en démocratie, outre l’appel au meurtre pur et simple, trois limites, et trois seulement, à la liberté d’opiner. La première limite s’appelle le racisme. La deuxième s’appelle l’antisémitisme. Et la troisième s’appelle la négation du génocide, c’est-à-dire, comme l’a dit Lanzmann, le fait de tuer une deuxième fois les victimes du génocide. L’article de Robert Redeker ne relevant d’aucune de ces trois catégories, il est évident que nous devons le soutenir sans réserve, sans nuance, sans réticence. L’article de Redeker n’entrant dans aucune de ces trois cases, il faut le soutenir au nom : primo de la liberté d’expression ; mais, secundo, et ce n’est pas tout à fait la même chose, au nom de ce vrai fondement des démocraties qu’est le choc légitime des opinions.

Alors, je sais que certains s’interrogent. Est-ce que cette liberté absolue d’opiner doit aller jusqu’à offenser ce que les sujets chrétiens, juifs et musulmans ont, parfois, de plus sacré – à savoir la religion ? Est-ce que la question de la religion ne devrait pas être une autre limite, s’ajoutant aux trois premières, à la liberté absolue d’opiner ? Là aussi, il faut être net. Dans les trois grandes révolutions démocratiques qui ont forgé la modernité, dans la grande révolution démocratique anglaise, dans l’américaine puis, surtout, dans la française, il y a un autre principe encore. C’est ce que les Américains appellent le principe de secularism. C’est ce que les Français appellent la « laïcité ». Et il dit, ce principe, une chose très simple. Un énoncé touchant à la croyance a toujours, par définition, deux faces. L’une, qui touche à l’intime. L’autre, qui touche au public. Eh bien, ce bord par lequel il touche au public, il faut affirmer, sans l’ombre d’une hésitation, qu’il est, dans un régime démocratique, légitimement sujet à la confrontation, au sarcasme, à l’attaque éventuellement injuste ou caricaturale. On peut le déplorer. On peut penser qu’il vaudrait mieux vivre dans un Etat théocratique. On peut rêver, comme le Front national ou tels députés obscurs de l’UMP, de réintroduire carrément dans la loi française le délit de blasphème. Mais, si l’on est vraiment démocrate et vraiment républicain, alors il faut accepter que cette liberté absolue d’opiner s’étende jusqu’à cette question de la foi et de la croyance.

D’ailleurs de quoi parle-t-on ? Quelqu’un, tout à l’heure, a cité Voltaire. Or je ne ferai pas injure à Robert Redeker en lui disant que ce qu’il a écrit dans Le Figaro reste, malgré tout, très en retrait par rapport à ce que Voltaire a pu écrire sur le même sujet – sur le christianisme, sur le judaïsme, sur l’islam, sur les religions en général… Je ne l’offenserai pas, j’espère, si je lui dis et vous dis que l’article pour lequel il se trouve aujourd’hui attaqué, traqué et condamné à mort, c’est de la roupie de sansonnet à côté de ce par quoi les Lumières, au XVIIIe siècle, se sont illustrées. C’est un fait. Relisez le Mahomet de Voltaire. Vous verrez ce que je veux dire. Et je dois vous avouer que l’idée que nous soyons revenus au temps, non pas de Voltaire mais, donc, d’avant Voltaire n’est pas non plus pour me rassurer quant à l’état de santé de nos mœurs démocratiques. Et ce n’est pas non plus fait, je vous le signale en passant, pour rassurer tous ceux qui, de par le monde, comptent sur la voix de la France pour les encourager dans leur propre choix de la démocratie, du choc des opinions et de la laïcité.

Robert Redeker condamné à mort en France… Robert Redeker, interdit d’opiner et interdit d’exercer son métier en France… Robert Redeker interdit, dans la France des droits de l’homme, de mener une vie normale et ce sans que cela choque outre mesure une bonne part de notre classe politique et de nos leaders d’opinion… Voilà une terrible nouvelle pour les femmes algériennes qui se battent contre l’islamisme, pour les femmes pakistanaises qui luttent contre les crimes d’honneur, pour les femmes et les hommes afghans qui luttent contre le néotalibanisme, voilà un coup de tonnerre pour tous ceux qui, en Islam, comptent sur nous pour que nous tenions bon et les aidions ainsi, eux aussi, à tenir bon. On a lu, ici ou là, que l’affaire Redeker c’était l’affaire de l’Occident contre l’islam. Mais non ! Ce n’est évidemment pas l’Occident qui, avec Redeker, injurie l’islam. C’est l’islam qui régresse. C’est, dans l’autre affrontement, le seul qui compte, celui qui se joue à l’intérieur de l’islam et qui oppose les fondamentalistes aux démocrates, les démocrates qui perdent du terrain. Car c’est à eux que l’article de Redeker s’adressait. C’est pour eux, pour ceux qui attendent de la France un message de laïcité, de tolérance et de démocratie, qu’il était d’abord fait. Ou, plus exactement, non. Il n’était pas « fait » pour eux. Mais le fait que l’affaire Redeker se soit déclenchée, le fait que nous ayons été si peu pressés de défendre l’un de nos bons professeurs et philosophes, voilà une très mauvaise nouvelle pour les démocrates du monde islamique.

Depuis que je suis arrivé ici, on m’a demandé vingt fois si j’étais d’accord ou pas avec l’article de Robert Redeker. Je refuse qu’on me pose cette question. Je refuse, moi, en tout cas, de me la poser. Et je refuserai catégoriquement d’y répondre tant que Robert Redeker sera le symbole de l’affaire Redeker. Le jour où Robert Redeker sera redevenu un homme libre, alors je reviendrai à Toulouse et, là, nous discuterons sérieusement. Et nous le ferons avec le Coran, la Bible, le Nouveau Testament et Voltaire entre les mains. Tant qu’on n’en est pas là, tant que Robert Redeker vit claquemuré, voué à cette précarité terrible, coupé de sa famille et interdit d’enseigner, tant qu’il sera dans cette situation, alors je ne peux lui dire que ma très profonde et totale fraternité.


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