Je partirai de mon état d’esprit pendant les quelques années où j’ai préparé, incubé, puis écrit, mon Siècle de Sartre. Je passais, dans mon souvenir, par des moments très étranges et, surtout, contradictoires. Je passais de la plus extrême exaltation à des moments de doute, de découragement et, parfois, de détestation. Comment le même homme a-t-il pu écrire ceci et cela ? Comment peut-il être l’auteur de l’admirable Nausée et avoir signé, ou laissé signer de son nom, tel texte de La Cause du peuple ? Comment l’auteur de Qu’est-ce que la littérature ? a-t-il pu, dans La Cause du peuple donc, laisser passer cet article insultant, infâme, contre Dreyfus, l’autre, celui qui, à l’époque, présidait la régie Renault et qui était la bête noire des maos ? Comment cet ami d’Israël, cet homme qui n’a jamais marchandé son soutien à l’Etat hébreu, a-t-il pu, dans la même période, cautionner, expliquer et même célébrer l’attentat contre les athlètes israéliens de Munich ? Jamais, avec aucun des auteurs, écrivains ou philosophes, sur lesquels j’avais travaillé jusque-là, je n’avais éprouvé pareils sentiments mêlés. Jamais je ne me souvenais avoir été pris dans une telle indécision du jugement. Cela tenait-il à moi ? A lui ? Y avait-il, dans l’objet même auquel je commençais de m’affronter, dans cette vie et dans cette œuvre, quelque chose qui fût de nature à provoquer cette oscillation ? Telle était la question de départ. Et, à cette question, j’ai très vite conclu que oui.
Je me rappelle être tombé, dans cette période, sur une phrase énigmatique de l’un de ces anciens jeunes philosophes qui furent, après la guerre, fascinés par l’événement Sartre. Je me rappelle être tombé, oui, sur un texte de Gilles Deleuze, non pas, d’ailleurs, à propos de lui, Sartre, mais à propos de son propre contemporain, Pierre-Félix Guattari, qui lui inspira cette drôle de réflexion sur ce qu’il appelait (je crois, mais je n’en suis pas complètement sûr, que c’est dans un entretien avec Claire Parnet) la fatalité des prénoms doubles : il y a en lui, disait- il, il y a en Pierre-Félix, la gravité de la pierre et la félicité bondissante de son second prénom – et il y a, dans la fatalité de ces deux prénoms, comme un résumé de la double postulation dans laquelle il aura passé sa vie.
Je me rappelle aussi être tombé, au même moment, dans les conférences de 1804-1805 de Fichte, sur un texte concernant Luther et l’invention du protestantisme et je me rappelle ma surprise quand j’ai découvert que ce texte – dont j’ignore si Deleuze le connaissait mais dont j’ai du mal à ne pas croire que Sartre, le petit-fils de Schweitzer, ce descendant de quasi-pasteur, l’ait, lui, plus ou moins rencontré – opposait le christianisme apocalyptique de Jean au christianisme bâtisseur de Paul et glosait donc, lui aussi, sur cette bizarre affaire de fatalité du prénom double.
Et je me rappelle encore (toujours dans la même période, toujours dans ce même temps où, vraiment, je cuvais mon Sartre en secret, toujours dans cette clandestinité qui faisait que je m’intéressais officiellement à d’autres écrivains, que j’étais un camusien ou un malrucien officiel, mais que la réalité de mon travail, un travail du coup extraordinairement serein et calme, c’était ce travail sur Sartre), je me rappelle, donc, ce troisième déclencheur que fut un texte de Sartre lui-même, un texte que vous connaissez tous, le fameux texte sur Moby Dick de Melville, publié dans Comœdia. Moby Dick ? L’énorme cétacé dont la tête était si grosse, et les yeux si écartés, que s’imprimaient dans son cerveau, par un effet de pure mécanique oculaire, deux visions du monde divergentes. Et Moby Dick, donc, la métaphore, soudain, non pas de ces sentiments mêlés que m’inspirait cette œuvre, mais de cette œuvre elle-même en tant qu’elle me les inspirait – la métaphore d’un Sartre duel, d’un Sartre partagé, d’un Sartre en guerre contre lui-même : un Sartre qui, par ailleurs, a fait philosophie de ce duel ; un Sartre qui, vous le savez, a fait philosophie de cette nécessité de penser contre soi-même et, comme il le disait souvent, de se briser les os du crâne.
Bref, hypothèse d’un double Sartre. Hypothèse de deux œuvres en une. Hypothèse de ces deux côtés, en guerre l’un contre l’autre – le côté de Jean et le côté de Paul. Et hypothèse, donc, d’un cas nouveau, d’un cas de plus, dans cette histoire qui me fascine depuis toujours et qui est la longue histoire des écrivains qui, sous un même pavillon, produisent et abritent des œuvres distinctes voire opposées. Une nouvelle aventure hétéronymique, si vous voulez. Un Sartre devenant, en tout cas dans mon esprit, le frère en esprit de ces aventures étranges que sont l’aventure de Romain Gary signant, sous le nom d’Emile Ajar, une tout autre œuvre que la sienne ou celle de Pessoa. Voilà, oui. C’est ça mon sentiment, mon intuition, mon hypothèse de départ. Ces grandes ruptures à l’intérieur d’une même vie. Ces décrochages à l’intérieur d’une même œuvre. Il y a les écrivains qui publient des œuvres distinctes sous des noms différents et simultanés (Pessoa). Il y a les écrivains qui produisent des œuvres distinctes sous des noms différents mais successifs (Gary). Voilà un écrivain produisant deux œuvres distinctes, mais en même temps, sous le même nom — expérience qui, du coup, me semblait, dans le genre, encore plus intéressante et radicale.
Des diverses versions de la double naissance. Des différentes façons de vivre deux vies dans la même vie. J’en ai fait des romans. Un film. Et je décide, là, d’en faire le Siècle de Sartre.
Qui sont ces « deux » Sartre, alors ? Ceux d’entre vous qui ont eu mon livre entre les mains le savent ou en ont, tout au moins, une petite idée – que je voudrais, ici, prolonger, développer, enrichir.
C’est, en gros, en très gros, un Sartre politique d’un côté et un Sartre artiste de l’autre.
C’est un Sartre marxiste, un Sartre qui, plus exactement, déclare que le marxisme est « l’horizon indépassable de notre temps » (formule au demeurant étrange, et qui n’est pas cette formule terrible, définitive, qui, chez les antisartriens professionnels, suffit en général à l’accabler, voire à le disqualifier : car c’est une drôle d’idée, après tout, d’appeler le marxisme un « horizon » ; Sartre aurait pu dire « le marxisme est l’état de notre pensée » ; il aurait pu dire « c’est la dernière philosophie possible » ou « l’esprit absolu enfin advenu » ; il aurait pu dire, à la rigueur : « c’est la carte forcée, la philosophie obligatoire, c’est un devoir d’être marxiste » ; mais non ; il a préféré dire « notre horizon indépassable » ; il a préféré parler d’un « horizon » c’est-à-dire d’une ligne qui, par définition, n’est pas là et qui, en bon français, ne peut ni ne pourra jamais être là puisqu’elle a pour propriété – c’est ça, un horizon ! – de s’éloigner à mesure qu’on s’en approche) c’est, donc, le Sartre plus ou moins marxiste, d’un côté, et c’est celui qui, de l’autre, parle comme un héros nietzschéen (le Sartre de La Nausée ; le Sartre de Roquentin contemplant, depuis les hauteurs, Bouville la ville de boue, la ville de bœufs, la ville de bourgeois, la ville de la plèbe bouvilloise et de sa limaille humaine ruminante et affolée ; le Sartre dont Raymond Aron raconte, à propos de ses relations avec Nizan, à l’époque où, avec Maurice de Gandillac, ils étaient les vedettes de l’Ecole normale, son « incubation dans la philosophie du surhomme » ; Sartre dont on sait qu’il fut tenté dans sa jeunesse par cette mythologie nietzschéenne ; et ce, à une époque, il est difficile de l’imaginer aujourd’hui, où la question Nietzsche était une question philosophique et politique essentielle ; l’époque, en gros, de la Réparation à Nietzsche de Bataille et des gens du Collège de sociologie ; l’époque où la bagarre pour la réappropriation du nom de Nietzsche était essentielle, aussi importante pour un intellectuel de ce temps, me semble-t-il, que la bataille pour le Front populaire). Donc, oui, une sorte de marxisme et une sorte de nietzschéisme dont j’ai tenté, d’ailleurs, de repérer l’héritage et les traces jusque dans le Genet et dans le Flaubert.
Et puis, aussi, un Sartre entêté dans son choix de la subjectivité et un Sartre communautaire, qui croit au collectif. Deux Sartre, là encore. Deux philosophies, non seulement distinctes, mais antagoniques. Un souvenir, un seul. Sur la question du collectif, je me souviens de ma stupeur lorsque je découvre dans les Réflexions sur la question juive cette page sur la foule antisémite lyncheuse, la foule pogromiste, qu’il décrit, alors, dans les termes mêmes qui lui serviront, plus tard, à décrire le groupe en fusion. Il parle, dans cette page, de la « température de fusion » du groupe pogromiste. Et il en parle, évidemment, comme d’un trait caractéristique du pogromisme. Comment ne pas conclure, là encore, à l’existence de deux postures ? De deux longueurs d’onde ? Plus encore, de deux philosophies ? Une philosophie qui fera du groupe en fusion ou du groupe assermenté le dernier mot de l’histoire révolutionnaire ; et une philosophie qui, un peu plus tôt, voyait là, dans le même groupe fusionnel, un équivalent de l’infamie la plus absolue – et cela au nom, évidemment, d’une glorification de la subjectivité. Un premier Sartre qui pensait que l’aventure du devenir sujet était l’aventure essentielle qui pouvait advenir à un humain – et un second Sartre qui, au contraire, penchera vers le collectif…
Voilà, je le répète, mon intuition initiale.
Je la teste, cette intuition. Je teste cette triple hypothèse : Sartre artiste, versus Sartre politique ; Sartre marxiste, versus Sartre nietzschéen ; un Sartre individualiste face à un Sartre jouant le Collectif, pour ne pas dire le communautaire. Et je me rends compte qu’elle recouvre assez bien ce que dit de Sartre la vulgate, ou plutôt ce qu’en disent les deux vulgates officielles. Le Sartre amoureux de la liberté, qui se porte sans relâche au secours des démunis – et le Sartre qui, à l’inverse, déclare, en pleine répression stalinienne, que « la liberté de critique est totale en URSS ». Le Sartre qui condamne (certes, mollement) l’intervention soviétique en Hongrie – et le Sartre qui dit de Fidel Castro qu’il est un des hommes au monde qui lui ont inspiré le plus grand sentiment de respect. Et je me rends compte, aussi, qu’elle explique ces sentiments mêlés dont je parlais en commençant.
A partir de quoi je vais– dans Le Siècle de Sartre, toujours – encore un peu plus loin. Pour me poser, en gros, la question suivante : qu’est-ce qui s’est passé, dans la vie de Sartre, la vraie, celle de ses livres et de ses textes, pour que se produise cette métamorphose ? Et j’émets l’hypothèse, l’autre hypothèse, de trois événements majeurs, de trois événements de vie et de pensée, indissolublement de vie et de pensée, qui provoquent ce basculement : la découverte de la communauté dans l’expérience du stalag ; le sentiment d’un échec philosophique au moment de la Critique de la raison dialectique ; et l’adieu à la littérature avec Les Mots.
La découverte du sentiment de la communauté, c’est cette histoire incroyable, qui stupéfie tous ses amis lorsqu’ils le voient revenir du Stalag et qu’ils l’entendent parler de cette « expérience » comme d’une expérience exaltante, enrichissante – les mots mêmes qui étaient ceux d’un de ses héros de l’avant- guerre, l’Autodidacte de La Nausée, évoquant son séjour dans un autre camp de prisonniers, en 1914. C’est Denis Hollier, je crois, qui dit que Sartre, dans la seconde partie de sa vie, est devenu son propre autodidacte. Eh bien c’est exactement cela. Un Sartre qui affecte soudain d’un signe positif tout ce qui, à l’époque de La Nausée, lui semblait la définition même de l’infamie. Un Sartre qui, se rappelant la moiteur et la proximité des corps dans les hangars de planche du Stalag, en parle dans les termes mêmes qu’il avait prêtés, mais dans la fiction, à son « Autodidacte ». L’artiste, le dandy, le nietzschéen, le stendhalien, converti au miracle, à la ferveur communautaires. Et tout cela grâce à un événement majeur que Michel Rybalka m’a aidé à comprendre en donnant l’édition définitive d’un texte peu connu des non-sartriens : Bariona, la pièce légendaire, mais peu commentée car peu connue, qu’il écrit et fait jouer par et pour les prisonniers, à la Noël 1940, et qui raconte, au fond, cette conversion à la communauté et à ses mirages.
Le deuxième grand événement qui explique le basculement, c’est un événement, non existentiel celui-là, mais plutôt philosophique – et dont je comprends mieux, aujourd’hui, les tenants, aboutissants, et la portée : le passage de L’Etre et le Néant à la Critique de la raison dialectique. Je pense que, si Sartre a si profondément marqué le XXe siècle et même l’histoire de la philosophie en général, c’est parce qu’il est celui des philosophes contemporains qui a poussé le plus loin le grand défi de la pensée moderne, son seul vrai défi, celui auquel, en tout cas, tous les philosophes sérieux se sont affrontés depuis deux siècles : le corps-à-corps avec celui d’entre eux qui avait décrété que la philosophie était finie car l’Histoire elle-même s’était arrêtée – je veux parler de Hegel. Oui, je pense profondément que toute l’histoire de la philosophie, depuis la Phénoménologie de l’esprit et la Science de la logique, peut se résumer à l’histoire d’une tentative de sortie hors de la clôture du système hégélien. Je pense que ce système diabolique qui allait, comme vous le savez, jusqu’à intégrer ses rebelles et leur assigner une place, voire un strapontin, dans son bel ordonnancement, est ce que la philosophie moderne s’est, pour une large part, employée à démentir. Je crois, si vous préférez encore, que, de même qu’il est resté depuis deux mille ans une petite communauté d’êtres parlants qui se sont appelés les Juifs et qui se sont obstinés à répéter que le Sauveur n’était pas arrivé sur la terre, que le temps du Messie n’était pas encore advenu et qu’il faut donc l’attendre encore et toujours, de même, il y a, depuis cent ou deux cents ans, une petite communauté de philosophes que j’appelle, pour rire, les Juifs-de-Hegel et dont le point commun est de s’entêter à dire : « non, non, l’histoire n’est pas terminée, son Messie ne s’appelle pas Hegel et ses évangiles ne sont pas la Logique et la Phénoménologie. » Et je crois que l’importance de Sartre vient de ce qu’il est, de tous ces philosophes modernes, de tous ces Juifs-de-Hegel, de tous ces philosophes et écrivains qui sont, vis-à-vis de Hegel, comme les Juifs vis-à-vis du Christ, celui qui aura pris le plus au sérieux le défi – il est, de tous, celui qui, dans un livre que vous connaissez tous et qui s’intitule L’Etre et le Néant, a poussé le plus loin la tentative. On peut lire L’Etre et le Néant comme cela. On peut le reprendre tout entier à travers ce jeu très subtil de rhétorique, ce jeu de mimétisme, de tricherie, de dépassement, qui permet à Sartre de faire un enfant dans le dos de Hegel et, d’une certaine façon, d’y réussir – d’y réussir, en tout cas, et à mon avis, mieux que Kierkegaard ou que, mettons, Georges Bataille. Eh bien le deuxième événement, c’est la publication, une quinzaine d’années après, d’un autre livre, la Critique de la raison dialectique, qui revient sur les acquis de ce combat contre Hegel, mais qui rend les armes à l’hégélianisme, qui désarme, qui déclare forfait. Je pourrais vous démontrer cela à propos, par exemple, de la façon dont est traitée, désormais, la « question Kierkegaard ». Je pourrais détailler la manœuvre ou, plutôt, l’antimanœuvre qui fait qu’il lâche maintenant Kierkegaard – et j’entends « lâcher » au sens militaire, je l’entends au sens où on lâche un allié, un régiment perdu, une place forte. Je pourrais entrer dans le détail du nouveau traitement infligé à celui qui, jusque-là, incarnait la protestation de la conscience, l’affirmation de la singularité, son exterritorialité et son exorbitance par rapport au Système. Le fait, en tout cas, est là. Lorsque Sartre, quelques mois avant la parution de la Critique de la raison dialectique, fait part à une journaliste de L’Express, Madeleine Chapsal, de ses sentiments mêlés à la veille de la publication du livre, lorsqu’il lui dit qu’il se sent à la fois incroyablement libéré et terriblement mélancolique, lorsqu’il lui dit qu’il a le sentiment que ses pensées sont, dans ce livre, comme des « petits cadavres » dans des « petits cercueils », on ne peut pas se déprendre de l’idée qu’on est en face d’un aveu d’échec, d’un homme qui rend les armes et qui cède. C’est cela. Il y a eu une tentative héroïque de sortir du cercle que l’hégélianisme avait tracé autour de la philosophie. La tentative a fait long feu. Et elle a fait long feu pour des raisons dont l’énorme Critique de la raison dialectique est à la fois l’exposé crypté et le théâtre. Il y a une tristesse de Sartre à partir de là. Une tristesse qui commence à s’exprimer, par exemple, dans toute une série de textes politiques repris dans Situations. Et ma thèse est qu’une grande partie des engagements ou des égarements politiques de Sartre s’expliquent par là et trouvent là leur source : de même que « le » grand hégélien de sa génération, le premier à avoir compris que ce n’est plus la peine d’insister, que la bataille est perdue, que Hegel a toujours déjà raison, de même, donc, qu’Alexandre Kojève renonce à la philosophie et se met aux travaux pratiques, c’est-à-dire travaille à la CED et fait de la politique avec Raymond Barre, de même lui, Sartre, le dernier des antihégéliens, celui qui a tenu le plus longtemps sur la ligne mais qui s’aperçoit que c’était peine perdue et que l’entreprise était vouée à l’échec, fait aussi du Kojève – sauf que sa CECA, sa Communauté du charbon et de l’acier, s’appelle la Gauche prolétarienne et que Raymond Barre se nomme, pour lui, Benny Lévy. Il fait des travaux pratiques. Il fait de la politique. Il s’engage dans cette entreprise, à la fois prosaïque et nécessaire, qu’est la réalisation de la philosophie. Et c’est pourquoi je dis qu’il y a une tristesse de Sartre. Elle saute aux yeux, cette tristesse, dans la fameuse image, par exemple, qui a fait le tour du monde et qui a été tant moquée par ses adversaires : l’image de Sartre sur son tonneau ; l’image du vieux philosophe haranguant un peuple absent et silencieux ; cette image qui est toujours décrite comme une image d’arrogance alors que c’est, au contraire, une image charmante et terrible, pathétique et humble : une image qui dit l’adieu à cette aventure philosophique commencée dans le terreau du bergsonisme, fécondée par le triple levain de Husserl, Heidegger et Nietzsche, venue à son point culminant avec L’Etre et le Néant et retombée avec la Critique de la raison dialectique.
Le troisième événement a pour temps fort la publication d’un autre livre, un livre connu de tous, Les Mots. C’est un livre étrange, Les Mots. Tout le monde, depuis 1964, a l’air de croire que c’est une autobiographie. Tout le monde fait comme s’il s’agissait d’une sorte d’Age d’homme sartrien, d’une manière de faire son Leiris (on sait la fascination que Michel Leiris a exercée sur Sartre) et de se tirer le portrait. Or c’est une autobiographie qui s’arrête à l’âge de 11 ans. C’est une autobiographie qui ne s’écrit pas du tout comme une autobiographie puisqu’elle adopte une chronologie bizarre, avec des retours en arrière, des faux souvenirs, des mouvements de recul et de spirale. Et le fait est que ce livre raconte une tout autre histoire : comment la littérature, comme telle, est une maladie ; comment et pourquoi c’est un péché ; une névrose ; et une névrose, en fait, très ancienne, contractée dans l’enfance, et qui, loin de venir d’on ne sait quelle vocation propre, a été inoculée à Poulou, l’enfant prodigieux, comme un mauvais virus, par son grand-père, ce clerc. Je dis bien « virus ». Et « clerc ». J’emploie à dessein ces mots du lexique nietzschéen. Car il y a dans ce livre des mots, et des motifs, qui ne peuvent pas ne pas rappeler l’ancienne imprégnation nietzschéenne du jeune Sartre. Donc, une maladie. Donc, un virus. Et, donc, la nécessité de se débarrasser de ce mauvais virus. Ma conviction c’est que Les Mots doivent se lire comme une étape de plus dans cette histoire très longue, et très française, qu’est l’histoire des adieux à la littérature. Ma conviction c’est que le contexte des Mots, leur « grand contexte », le « vrai » contexte qui permet de rendre compte de leur originalité, c’est, bien entendu, l’œuvre de Sartre lui- même, mais que c’est aussi un corpus plus large, plus ample, parfois plus inattendu, et où l’on retrouverait, par exemple, le silence de Rimbaud, les presque vingt ans de silence de Racine, le quasi-silence de Mallarmé. Non plus : « qu’est-ce qu’un écrivain ? » – question d’avant, question des débuts, question désormais périmée. Mais : « qu’est-ce qu’un écrivain qui se tait ? qu’est-ce que la littérature en tant qu’elle renonce à elle-même ? pourquoi faut-il s’opérer vivant de la littérature au sens où Claudel disait de Rimbaud qu’il s’était opéré vivant de la poésie ? » C’est le troisième ébranlement dans la « vie- œuvre » sartrienne. C’est le troisième grand choc dans l’aventure globale et immense qui porte le nom de Sartre. Et c’est la fin du grand basculement du premier Sartre vers le second – c’est à partir de là qu’il bascule dans ce que les antisartriens appellent sa tentation totalitaire.
Bon. J’ai, depuis, continué à travailler sur tout cela. Je n’ai pas quitté Sartre, et j’ai donc un tout petit peu plus avancé encore. Et, si je pense aujourd’hui que ces hypothèses n’étaient franchement pas dénuées de validité, si je les maintiens dans leur intégralité et leur détail, je crois tout de même que les choses sont un tout petit peu plus compliquées. Vraies, mais plus compliquées.
Première complication. Quand je dis « deux Sartre », quand je parle de « basculement », quand je dis « le Sartre artiste, individualiste, nietzschéen » d’un côté, « le Sartre marxiste, totalitaire », de l’autre, j’ai l’air de dire qu’il y aurait deux massifs, deux pensées, deux œuvres successives et distinctes. J’ai l’air de dire que tout le bien serait d’un côté, tout le mal de l’autre, et que Sartre, à partir d’un certain moment, n’a plus fait qu’adhérer à une vision du monde qui a déshonoré, à l’époque, tant de petits et grands intellectuels. Or ce n’est pas cela. Et, là où les choses se compliquent, c’est que le même Sartre (et c’est vraiment, cette fois, le même ; pas seulement le même nom, mais le même personnage, le même être au même moment et, au fond, la même « inspiration ») est capable, premièrement, de dire que le personnage de Fidel Castro est l’un de ceux qui lui ont, de toute sa vie, inspiré le plus grand respect et, deuxièmement, de soutenir, avec beaucoup d’éclat, dans une de ses toutes dernières interventions publiques, l’homosexuel cubain Padilla – le même Sartre est capable de chanter la gloire de Castro et de mettre le doigt sur le fait que Cuba est aussi un goulag tropical, que Castro est aussi un dictateur fasciste et que ce dictateur, comme tous les dictateurs fascistes, comme n’importe quel Pinochet, emprisonne ses oppositionnels et ses homos.
De la même façon, le même Sartre qui va en Union soviétique et qui s’y laisse royalement manipuler par les tenants de l’idéologie de granit, est aussi quelqu’un qui, au même moment, sur un autre dossier qui est le dossier de la guerre d’Algérie, voit incroyablement juste et même, sans doute, beaucoup plus juste que nombre de ceux qui restent, dans la mémoire de la Maison de la Culture française, comme les parangons de la lucidité et de la vérité. Car je fais une parenthèse sur cette affaire d’Algérie. J’avais mis en scène, il y a dix ans, au théâtre, dans Le Jugement dernier, le face-à-face de Sartre et Aron, notamment dans l’affaire algérienne. Car il y a, je crois, un « duel » entre Sartre et Aron, un duel silencieux mais décisif, sur cette question algérienne. Tout le monde dit, tout le temps, que Sartre et Aron disaient la même chose à partir de points de vue différents. En réalité pas du tout. Leurs énoncés, apparemment semblables, recouvraient des réalités différentes. C’étaient des énoncés homonymes, aussi distants l’un de l’autre que, selon Spinoza, le chien « constellation céleste » et le chien « animal aboyant ». Et il me semble que le vrai « chien », celui qui voyait le plus juste, celui qui parlait au nom des vrais universaux de la Révolution française et de la liberté, c’était Sartre. Relisez Aron, vous verrez. Relisez les textes d’Aron sur l’Algérie, vous constaterez que ces textes étaient des textes courageux, bien sûr, mais qu’ils étaient animés, non par un authentique sentiment anticolonialiste, mais par un réalisme résigné : la France n’a plus les moyens de s’offrir un Empire, soupirait Aron ; la France ne peut plus se payer le luxe de contrôler l’Algérie ; la France doit s’occuper de la Corrèze, pas du Zambèze, etc. – je caricature, mais ce n’était pas tellement loin de ça… Sartre, lui, dans les textes qu’il écrit comme dans les textes qu’il signe sans tout à fait les écrire, a dans l’idée que l’Algérie doit être indépendante parce que le colonialisme est une infamie, parce que le rapport de l’homme colonisé au colonisateur est un rapport qui ne produit que de la misère et de l’oppression, parce qu’il y a là une perception, une construction de l’altérité qui déshonore ceux qui en participent – et c’est toute la différence.
Et puis la question d’Israël. Je parlais tout à l’heure de ce texte terrible de La Cause du peuple où il faisait l’éloge du terrorisme. Et ce texte, relu aujourd’hui, repris à la lumière des événements de ces dernières années, voire de ces derniers jours, fait évidemment froid dans le dos : le terrorisme arme des pauvres, le terrorisme arme de ceux qui n’en ont pas d’autres, le terrorisme ancré dans la misère et le désespoir, on connaît ça, on connaît la chanson – or c’est hélas ce qu’écrit Sartre et c’est, donc, terrible. Sauf que ce même Sartre, au même moment, est aussi un Sartre qui est capable de recevoir, des mains de l’ambassadeur d’Israël en France, un doctorat honoris causa d’une université israélienne. Sauf que le même Sartre qui a passé sa vie à refuser les honneurs, tous les honneurs, jusques et y compris le prix Nobel, n’en a accepté qu’un seul, associé à ce signifiant-là, Israël. Il existe, à l’INA, un document tout à fait extraordinaire. On le voit expliquer, au micro de je ne sais quelle radio, les raisons de cette acceptation. Et, comme toujours avec Sartre, on a d’abord l’explication langue de bois et puis, ensuite, l’explication du cœur. L’explication langue de bois c’est : j’accepte ce doctorat parce qu’il va m’aider à « faire la liaison » entre Israéliens et Palestiniens. Et puis vous avez l’explication du cœur : « je suis depuis longtemps l’ami d’Israël – depuis sa fondation et même, on peut le dire, avant… » Ce « et même, on peut le dire, avant » est, je trouve, assez incroyable. « Avant » comment ? « Avant », jusqu’à quand ? « Avant », parce que le Yichouv ? « Avant », depuis Balfour ? « Avant », au sens de l’Israël biblique ? « Avant », au sens du Talmud ? J’ai souvent cité la signature, par Sartre, avec Malraux et Ionesco, du fameux texte condamnant les résolutions de l’Unesco assimilant le sionisme à une forme de racisme. J’ai évoqué aussi, ailleurs, le passage de On a raison de se révolter, ce recueil d’entretiens avec ses copains maos Michel Le Bris, Philippe Gavi et Benny Lévy qui s’appelait encore Pierre Victor, où, interrogé sur le communisme nouveau, les communes populaires chinoises, l’encerclement des villes par les campagnes, la science rouge, les experts rouges, et ainsi de suite, il répond à ses camarades éberlués qu’il y a mieux, beaucoup mieux, qu’il y a, quelque part, un autre exemple de socialisme réalisé, de socialisme paysan, de paysans experts, et que ce sont les kibboutz israéliens. Mais je dois dire que ce texte-ci, cette déclaration d’amour à Israël pris avant même sa naissance, ce sionisme présenté comme un sionisme des limbes et de gestation, est encore plus spectaculaire…
Donc les choses sont compliquées. Elles le sont sur la question du soviétisme, sur la question de Cuba, sur l’Algérie et, donc, sur Israël. Et elles le sont également sur une question très importante qui est celle du fascisme français. S’il y a une question sur laquelle Sartre ne s’est pas trompé, en 1940-1942, à l’époque du groupe Sous la botte, puis de Socialisme et liberté, quand les Desanti l’accueillaient, lui et quelques autres, dans leur groupe, c’est bien, comme vous le savez, cette question de la nature du fascisme français. Eh bien cette lucidité ne s’est jamais démentie. On peut diviser l’œuvre de Sartre tant qu’on voudra. On peut distinguer un Sartre libertaire et un Sartre totalitaire. Le second – celui, mettons, des années 60 ou 70 – n’a pas été moins lucide que le premier quant à la saloperie fasciste française. Il aura eu, tout au long de sa vie, le même radar, le même détecteur infaillible, pour repérer le retour du « gros animal » français qui est une autre version de celui dont il parle ailleurs, dans un autre texte, Les Séquestrés d’Altona.
Car voici un deuxième élément qui complique le partage entre les deux Sartre.
Dans le deuxième, dans le « mauvais » Sartre, il y a sans arrêt des retours de flamme, des résurgences, du premier, c’est-à-dire du « bon » Sartre.
Quelques exemples.
La préface au Portrait de l’aventurier, le livre de Roger Stéphane : on est en pleine période militante sartrienne, on est en pleine période née du stalag, de la découverte de la communauté et Sartre, très logiquement, écrit cette préface pour enfoncer le clou et faire l’éloge du militant contre l’aventurier. L’aventurier, cet homme qui ne songe qu’à préparer ses funérailles futures, cet idéaliste, cet homme des nuées, doit céder la place au militant qui, dit-il, « a raison en tout point ». Sauf que… Oui, sauf que le texte, bizarrement, change, à un moment donné, de ton. Sartre vient de faire l’éloge du socialisme de Hoederer contre les états d’âme d’Hugo. Il vient de décréter la victoire de la brute léniniste sur la belle âme romantique et hégélienne. Et, tout à coup, il se ravise et dit : mais un monde socialiste où un Lawrence deviendrait impossible serait irrespirable et voué à la stérilité. Et il va plus loin encore puisqu’il conclut (et là, tout à coup, c’est l’ancien Poulou qui parle, le petit Pardaillan épris de panache et de chevalerie) : « c’est l’aventurier et l’aventurier seul que, si j’avais à choisir, je suivrais dans sa solitude. » C’est l’époque la plus grise, la plus glacée, de la vie de Sartre et il trouve encore le moyen, à ce moment-là, de nous faire l’éloge de l’aventurier !
Autre exemple, le Flaubert. Reprenez, à l’époque mao, ses dialogues avec Pierre Victor et les autres. Reprenez le petit volume où je rappelais, à l’instant, qu’il faisait l’éloge du kibboutz et du sionisme. Il y a une chose qui, dans ce livre et à cette époque, ne passe pas aux yeux des maos. Il y a une chose que les jeunes camarades de Sartre ne parviennent pas à encaisser. C’est le Flaubert. Tu nous fatigues avec ton Flaubert ! Que ne nous écris-tu un grand roman populaire ? Un nouveau Bariona ? Refais du théâtre, oui ! C’est ça, la vraie littérature militante ! C’est ça, la lettre en tant qu’elle est vraiment engagée. Sartre les laisse dire. Il répond simplement : « je suis trop vieux, maintenant ; c’est comme une manie ; ou une maladie ; j’ai la maladie de l’écriture ; je ne peux pas m’en empêcher ; ce n’est pas moi, c’est ma main ; ce n’est pas mon désir, ça se fait tout seul ; il ne faut pas m’en vouloir, il ne faut surtout pas m’en vouloir, je suis comme ça. » Or la vérité est tout autre. Et elle éclate, évidemment, quand paraît enfin L’Idiot de la famille. Le démontage, le décorticage de cette chose qu’est la langue et l’âme de Flaubert, le désossage du machin-Flaubert, est une histoire d’une importance extrême, qui le passionne au plus haut point, où il jette toutes ses forces, où il invente rien moins qu’un genre, celui de la « psychanalyse existentielle » et qu’il ne peut pas faire autrement, en effet, que de mener à terme. Donc il y a un Sartre diurne et un Sartre nocturne. Le Sartre diurne fait la révolution avec les maos et le Sartre nocturne est un Sartre presque proustien qui persévère dans cette folie lucide qu’est l’écriture de son Flaubert.
Autre exemple encore. J’évoquais Les Mains sales. J’évoquais le débat, le duel, entre Hoederer et Hugo. Or il y a une histoire extraordinaire dans cette histoire de duel entre Hoederer et Hugo. On est en 1952, au moment du Congrès du Mouvement mondial de la paix, qui se tient à Vienne. Sartre vient y représenter la France et se faire applaudir par l’internationale stalinienne, à quelques semaines du procès Slansky. Il est devant celui-là même – Fadeev – qui, quelques années plus tôt, l’avait traité de « hyène dactylographe » ou de « chacal armé d’un stylo ». Il vient donc faire le beau au Congrès mondial des écrivains. Or, au même moment, hasard du calendrier, voilà qu’on représente Les Mains sales dans un théâtre de la ville. Et voilà que la presse autrichienne, au lendemain de la générale, dit que Les Mains sales sont une ode à Hugo, une dénonciation du stalinisme, de sa mécanique implacable, de ses monstres froids – voilà que, dans ce duel de l’aventurier romantique et du militant pragmatique et cynique, la presse fait comme si Sartre avait choisi, sans ambiguïté, le parti du premier contre celui du second. Affolement de Sartre qui, alors, fait quoi ? Eh bien il interdit sa propre pièce. Il arrête complètement les représentations. Et, non content d’arrêter les représentations, il fait savoir à son secrétariat, ses agents, Jean Cau, Gallimard, que Les Mains sales posent un problème ; que le problème vient de ce salopard de sous-Lorenzaccio de Hugo ; et que toute représentation des Mains sales, dans n’importe quel théâtre européen, devra être désormais soumise à l’approbation du Parti communiste local. Il y a d’ailleurs un épisode encore plus inouï qui a lieu, un peu plus tard, alors que la pièce va être représentée à Turin. Sartre, là, donne une interview à un journaliste italien. Et c’est une interview tout à fait étrange où l’on sent plus que jamais, dans l’œuvre même, ce déchirement intérieur, ces deux Sartre qui se parasitent l’un l’autre, se contredisent, s’entre-déchirent, se minent : Sartre dit qu’il donne l’autorisation de représenter la pièce à Turin mais que c’est la dernière chance des Mains sales, la dernière chance qu’il leur laisse de démontrer qu’elles ne sont pas cette machine anticommuniste qui lui a échappé des mains en 1952 et qui l’a nargué de la façon que l’on sait. La chose, chez Sartre, n’est pas exceptionnelle. Sartre – c’est lié à l’idée qu’il se faisait de la subjectivité – avait tendance à penser que tous ses livres, par principe, lui appartenaient à peine. Il poussait le goût de l’infidélité à soi, et celui de la métamorphose, jusqu’à ne plus être tout à fait l’auteur de ses propres textes. Mais, là, dans l’affaire des Mains sales, la chose prend des proportions énormes. Un personnage d’un de ses textes devient un gêneur, un rebelle, presque un ennemi qui lui pourrit la vie. On est au cœur du problème. On a là un texte qui est, littéralement, le théâtre du déchirement entre les deux Sartre.
Et puis il y a enfin les derniers dialogues avec celui qui, entre temps, a repris son nom de Benny Lévy et où reviennent toutes les questions du premier Sartre, toutes les problématiques qu’il a produites puis laissées en souffrance – à commencer, vous le savez, par la question de la Morale. J’en ai souvent parlé. Je n’y reviens pas. Mais c’est un autre signe du fait que ce partage entre les deux Sartre est problématique, fragile, incertain.
Alors, dernière remarque. S’il est si incertain et si fragile, je pense aujourd’hui que c’est parce qu’il y a un certain nombre d’intuitions fondamentales (j’entends ici intuition au sens quasi bergsonien du mot) qui sont communes aux deux Sartre, qui perdurent de l’un à l’autre, qui les soutiennent tous les deux et qui sont, mieux que des ponts ou des passerelles, le socle commun aux deux. Ces grandes intuitions, je les énumérerai de la sorte : antihumanisme, antinaturalisme, antihistoricisme et pessimisme historique. S’il y a des thèmes communs à tous les Sartre, des grandes coulées de sens anté-discursives qui unifient l’aventure sartrienne et qui sont présentes d’un bout à l’autre, ce sont celles-là. Je les reprends, très vite, une à une.
L’antihumanisme. Cela surprendra peut-être ceux d’entre vous qui voient Sartre comme le dernier des philosophes classiques, comme un cartésien attardé, un métaphysicien du sujet. Cela ne surprendra pas ceux qui se souviennent de La Nausée et de l’inventaire à la Prévert, expressément ridicule, de toutes les catégories d’humanisme dont Sartre se dissocie. Cela n’étonnera pas les lecteurs du Saint Genet qui, dans son exploration non psychologique, non personnologique, des grouillements qui constituent les soubassements d’une âme, dans sa façon de partir à la recherche, non du « moi » de Genet, de son « petit tas de secrets », mais de cette chose mystérieuse qui a emprunté son nom et s’en est parée, est un texte qui, à sa manière, récuse les postulats de l’humanisme philosophique. La surprise, elle est plutôt, après la guerre, chez les jeunes sartriens qui, comme Deleuze et Tournier, entendent Sartre venir raconter, tout à coup, que l’existentialisme « est un humanisme », ce qui est l’exact contraire de ce qu’ils avaient compris jusque-là et que Sartre leur avait dit. Car la dominante philosophique, ce dont l’importance a été, à mon sens, complètement sous-estimée depuis ces temps de l’après-guerre, le thème dont on mesure mal à quel point les modernes et postmodernes se sont inspirés c’est quelque chose qui ressemble, bel et bien, à de l’antihumanisme. La refente du sujet, sa déconstruction, sa désubstantialisation : autant de gestes que Foucault, Lacan ou Althusser emprunteront à Sartre ou que Sartre, en tout cas, avait largement préfigurés et entamés.
L’antinaturalisme. Là encore, les exemples abondent. Et les variations autour de ces exemples. La façon dont Sartre parle de la chair. Son érotique si particulière et d’inspiration baudelairienne. Son obsession génophobe. Et puis, du Saint Genet au tombeau pour Paul Nizan, du Flaubert au Baudelaire, toute une réflexion sur l’enfance, le rapport d’un homme à son enfance, le concept même d’enfance qui, pour moi, a une importance cardinale dans l’œuvre. De la question de l’enfance dépendent, vous le savez, beaucoup de choses. C’est Baudelaire qui disait (Baudelaire, auteur sartrien s’il en est ! Sartre, auteur baudelairien entre tous !) que les pires personnages de son époque (George Sand, par exemple) avaient « intérêt », 1. à ne pas croire à l’enfer (car c’est là, et ils le savent, qu’ils doivent finir), et 2. à croire à l’enfance (c’est-à-dire à l’innocence qui est le contraire de ce Mal dont ils ne veulent à aucun prix parler ni entendre parler). Il disait que, pour comprendre quelque chose à l’humain parlant et vivant, il faut se débarrasser du concept d’enfance et d’innocence, il faut se défaire de l’idée idiote qu’il y aurait un état de l’humanité antérieur à son marquage par la négativité, le manque, le mal. Eh bien la musique de fond de l’œuvre sartrienne va dans ce sens. Pas seulement, comme le disait Aron, parce qu’il ne s’intéresse pas aux enfants. Pas seulement parce qu’il cite saint Jean de la Croix dans le Saint Genet et que saint Jean de la Croix est l’un de ceux qui, dans la discussion autour du péché des enfants morts sans baptême, est allé le plus loin dans l’affirmation de l’existence dudit péché. Mais parce qu’il y a, chez Sartre, un antinaturalisme profond. Mais parce qu’il y a, chez Sartre, l’idée que la nature n’est pas le Bien. Mais parce qu’il y a, chez Sartre, l’idée que la nature n’est pas un matin du monde avec lequel il faudrait renouer. Cette idée, l’idée que la nature c’est le négatif, le mal, la face sombre des choses, fait, elle aussi, socle commun entre « les deux Sartre ».
Son antihistoricisme, troisièmement. Le refus, catégorique, de l’idée hégélienne de dialectique. Cela commence avec L’Etre et le Néant. Il semble reculer un petit peu dans la Critique de la raison dialectique. Mais, en réalité, non. Il ne renonce, en réalité, jamais tout à fait à ce refus. Et je suis convaincu que ce livre, la Critique de la raison dialectique, qui consistait, comme il l’a lui- même dit, en une « mise en bière » de ses « petits cadavres » d’idées, n’a pas remis en cause le programme fondamental. Il continue, après la Critique de la raison dialectique, de parler de « dialectique » ? Il conserve, à tout le moins, le mot et, parfois, même le schéma ? Il continue de croire, apparemment du moins, à cette idée d’un progrès de l’esprit humain qui, sautant de contradiction en contradiction, irait tout naturellement vers un état de félicité et de perfection ? Oui. Mais c’est une dialectique bizarre. La dialectique qui est encore à l’œuvre dans le Flaubert par exemple, cette dialectique à deux temps, en spirale, sans happy end, sans « aufhebung », donc sans « relève », donc « tragique », n’a absolument plus rien à voir avec ce que le mot signifiait encore chez Hegel. Et c’est même le plus juste, le plus fin et le plus efficace des démentis à l’historicisme hégélien – cette image de la contradiction insoluble, cette idée de deux contraires qui s’opposent sans se résoudre ni fusionner, est la meilleure critique en acte du providentialisme hégélien, de cette idée selon laquelle toutes les figures de l’Histoire universelle seraient voués à apparaître puis disparaître, à faire trois petits tours et puis à s’en aller. Donc, un refus de la dialectique qui, vraiment, traverse toute l’œuvre et qui, comme l’antinaturalisme et l’antihumanisme, reviendra avec une force redoublée dans le dernier Sartre, ce Sartre juif qu’est le Sartre des derniers dialogues avec Benny Lévy. Un refus de la dialectique, donc un refus de la philosophie de l’Histoire. Un refus de la dialectique, donc un refus de l’historicisme. C’est le troisième « pont » entre les deux Sartre.
Et puis enfin, lié aux précédents, le tout dernier thème. C’est le pessimisme historique. C’est vrai du « premier » Sartre, bien sûr. Mais c’est vrai, aussi, du Sartre révolutionnaire. C’est vrai, aussi, du Sartre apparemment optimiste qui pense que le marxisme est l’horizon indépassable de notre temps mais qui ne renonce, étrangement, pas à l’idée qu’il y a, dans l’histoire des sociétés, de l’incurable, quelque chose qui ne se réconcilie jamais, une part de maléfice, de dissentiment insurmontable, de boiterie définitive, de divergence, de désaccord, de désaccordement dont l’humanité ne viendra jamais à bout. C’est toute l’histoire de la « laideur » de Sartre ou de son rapport, plus exactement, à sa supposée laideur. C’est toute l’histoire de sa relation à Camus, de son débat avec Camus – c’est tout le sens de l’opposition du grand « non » sartrien au « oui » de la noce, de l’été, de la communion camusienne. On insiste toujours sur le côté politique de leur désaccord puis de leur querelle. On fait comme si tout s’était joué autour de la question du soviétisme, des camps, des dissidents, de l’accueil réservé à Kravchenko, des avatars catastrophiques de l’idée de révolution – tous thèmes sur lesquels c’est Camus, bien entendu, qui avait raison ; Camus qui incarnait le point de vue de l’honneur et du courage ; et Sartre qui était dans l’égarement. Mais il y a aussi cette dimension-ci. Il y a aussi cette scène, que je dirai métaphysique. Il y a cette opposition entre les harmoniques, les bucoliques, les liturgies camusiennes et la grande colère sartrienne. Et, sur cette scène-là, je ne crains pas de le dire : c’est Sartre qui reprend l’avantage ; c’est lui qui représente le point de vue antitotalitaire strict ; et c’est de lui, de ce pessimisme fécond et magnifique, que je me sens, bien sûr, le plus proche.
Je lisais récemment un texte de Kojève, dans son commentaire de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, où il dit qu’il y a deux grandes manières de faire de la philosophie. Ceux qui pensent que faire de la philosophie c’est se mettre d’accord avec le monde, lui donner son assentiment, se concilier ses forces noires. Et ceux qui pensent que faire de la philosophie, c’est se révolter contre lui, lui dire non, lui déclarer une guerre sans merci et donc – ce n’est plus lui, Kojève, qui parle, ce ne sont plus ses mots, mais il me semble que ce que je vais dire est raccord avec sa pensée – lui résister, refuser de collaborer, décider de juger l’Histoire au lieu d’accepter d’être continuellement jugé par elle. Eh bien je me disais, en lisant ces lignes, que Sartre, tout Sartre, le premier et le second Sartre, est du « bon » côté de ce partage. Et je me disais aussi qu’il est, pour cette raison, parce qu’il plaide pour la discorde d’avec le monde, un vrai apôtre de la liberté et, si les mots ont un sens, un antitotalitaire conséquent. C’est bien pourquoi, malgré tout, malgré tous ses textes désespérants, malgré tant de prises de parti qui furent autant de gifles données aux dissidents de Moscou, de Prague ou de Varsovie, malgré les énormes erreurs de cet homme qui a pensé énormément et s’est, aussi, énormément trompé, je pense que ce Sartre-un reste l’un des meilleurs maîtres que nous ayons pour nous guider sur les chemins de la liberté.
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