Éloge du sectarisme

Non, hélas, l’admonestation de Jean Daniel, ce lundi, dans l’Observateur, n’a pas suffi à me convaincre.

Je persiste à trouver étrange que, pour animer une soirée d’hommage au peuple de Pologne, on songe à un écrivain dont le moindre texte politique est comme une insulte, un vivant et cuisant outrage au combat mené, dans leur pays, par Walesa et ses amis.

Si « grand », si génial soit-il, je continue de penser que l’écrivain en question n’aura effectivement sa place sur aucune des tribunes où se joue le soutien aux opprimés, tant que là-bas, à Cuba, et à propos notamment de cet autre grand écrivain qu’est le poète Valladares, il restera le chantre, le complice des assassins.

A propos de Cuba justement et des fameux « liens avec Fidel » du romancier colombien, j’avoue rester sceptique à l’idée qu’ils auraient pu, comme l’écrit en substance Jean Daniel, peser si peu que ce soit sur la conscience du dictateur, 1’« entraîner » à la suite de « son ami » dans la voie du « combat » polonais et ouvrir ainsi, à terme, « une brèche dans l’empire soviétique ».

Car le nœud du problème est bien là, dans cette vision étonnamment optimiste d’un monde où il suffirait de peu, de si peu de chose, au fond, pour que les têtes tournent, que les yeux se dessillent et que les âmes les mieux endurcies au commerce du Mal consentent peu à peu, doucement, dialectiquement, à se convertir au Bien.

Dans cette image, connexe, d’une sorte de grande famille, turbulente mais unie, où, de Garcia Marquez à Lech Walesa, de Lech Walesa à Régis Debray, de Régis Debray à Jean Daniel ou à Michel Foucault, on ne ferait que parcourir, insensiblement là aussi, sans l’ombre d’une rupture ni d’un hiatus véritable, les mille et une nuances du même arc-en-ciel de la gauche.

Mieux, et même si, aujourd’hui, instruit comme personne de la crise d’identité de cette « gauche », Daniel parlerait plus volontiers d’une grande famille « antitotalitaire », le dispositif me semble identique avec, à la clef, un unanimisme de principe : qui, attentif à ce qui rassemble davantage qu’à ce qui sépare, fait la part belle, c’est vrai, à la « générosité » mais ne peut qu’ « obscurcir », en revanche, la sûreté du « jugement politique ».

Est-ce faillir aux règles de l’amitié que d’observer, en effet, que nul ne gagne rien, jamais, et en Pologne pas plus qu’ailleurs, à ces rassemblements unanimistes, équivoques, sans lendemain ? Qu’ici, à Paris, nous n’en sommes pas encore, grâce au ciel, à nous battre le dos au mur, dans la pitié et le chagrin, avec des alliés d’occasion, dont tout, fors la tactique, nous tiendrait éloignés ? Que, dans l’Europe entière, en ces temps incertains où le destin bafouille encore, l’heure est peut-être justement, et avant qu’il ne soit trop tard, à œuvrer en pleine conscience, sans équivoque ni concession, à cette éthique antifasciste dont nous pourrions, un jour, avoir bel et bien besoin ?

Le débat, à ce point, excède bien entendu le cas Garcia Marquez. Ce qui, sur le fond, c’est-à-dire philosophiquement, m’oppose à Jean Daniel c’est l’urgence que je ressens, là, à repenser le sens, la valeur même du Multiple. C’est la nécessité, à quoi lui me paraît parfois se dérober, de réapprendre à couper, à séparer, à critiquer ces unités de fortune que nous livre le délire politique. Au sens littéral, donc étymologique, du mot — qui ne signifie rien que cette « schize » justement, et cette « démarcation » — c’est l’impérieuse actualité de ce que je ne crains pas d’appeler un renouveau du sectarisme. Les temps reviendraient-ils où la vieille et belle maxime, rouie jusqu’à la trame, qui proclama urbi et orbi que « Un se divise en deux », retrouverait tout à coup ses pertinences d’antan ?

Lionel Juquin

Il faut croire que oui si l’on s’en tient aux menus jeux où s’est dissipée, cette semaine, la politique politicienne.

A cette fièvre, cette ferveur, cette quasi-manie unitariennes qui ont poussé les socialistes, par exemple, à venir une fois de plus au secours de l’honneur perdu des communistes.

A cet accord honteux, sans motif ni raison, par lequel ils ont, de nouveau, appliqué l’étrange impératif qui semble valoir programme commun pour la classe politique tout entière et qui consiste, en toute circonstance, et surtout quoi qu’il en coûte, à sauver le P.C.F.

Car que nous ont-ils expliqué, au juste, Juquin et Jospin, les bons apôtres, quand, ventriloques insignifiants, presque confondus soudain sur l’écran de télévision. Double voix sur le même visage du même Lionel Juquin, ils ont annoncé, la mine grise, le morne miracle de leur unité ?

Eh bien, ce qu’ils nous ont dit c’est qu’ils n’avaient pu mener à terme leur petit trafic unitariste qu’en décidant méthodiquement, cyniquement, de mettre sous le boisseau l’essentiel de leurs désaccords.

C’est que, négociant leur « unité » en dépit de leurs « différences », ils n’avaient rien fait d’autre, en réalité, et si choquant que cela paraisse, que négocier ces différences.

C’est qu’en faisant l’inventaire des « divergences » morales qui auraient pu, en droit, faire échouer l’entente, mais en décidant, pourtant, et en fait, de passer outre leur obstacle, ils s’étaient entendus, littéralement, sur le dos de la Morale.

En clair et concrètement : quand deux fusionnent en un, il y a toujours, nécessairement, un tiers exclu — qui, en l’occurrence, comme chacun sait, avait le corps, l’âme, le visage des Polonais.

Le dernier des Mohicans

A moins bien entendu que le tiers ne tienne, de lui-même, à se tenir en exclusion.

Qu’à la manière de Kafka et de son « bond hors du rang des meurtriers », il ne se retranche délibérément des ordres rassemblés.

L’hypothèse n’est pas gratuite puisqu’il s’est trouvé un homme au moins, cette semaine, pour en éprouver la cohérence.

Il s’agit de Jean-Luc Godard qui, décoré de l’Ordre du mérite, a tenu à répliquer que, n’ayant aucun mérite, ni d’ordre à recevoir de quiconque, il ne pouvait, en conscience, que décliner l’honneur.

Paris-Prague

Il était une fois un autre intellectuel. Un de ces écrivains authentiques, exigeants, courageux, que la rumeur, à Paris, aime à ranger dans « l’avant-garde ».

Un solitaire lui aussi, d’aucuns disaient même un anarchiste, qui mettait son point d’honneur à n’adhérer à aucun clan, aucune coterie, aucun parti.

D’où vient qu’il ait résolu, alors, un beau matin d’été, de sortir de sa réserve et de s’en aller errer ainsi, aux frontières du Parti par excellence, je veux dire le P.C.F. ?

Quelle mouche le piqua donc pour qu’il prît le risque étrange de jouer au plus fin avec la plus fine, la plus rusée peut-être des institutions culturelles de son pays ?

La seule chose que l’on sache vraiment, c’est que l’institution, comme il se doit, fut effectivement la plus rusée des deux.

C’est qu’on retrouva le malheureux sur le pavé, hagard, hurlant à l’infamie qui l’avait ainsi possédé.

C’est que le choc fut si rude — et le scénario, en même temps, si terriblement classique — qu’on eut peine, sur le moment, à identifier la victime et à savoir s’il s’agissait de René Crevel en 1933, de Sartre en 1955 ou de Denis Roche en 1982.

De bons observateurs étaient là, heureusement, qui ne manquèrent pas de noter que le drame était presque contemporain de l’aventure praguoise de certain Jacques Derrida.

Ils remarquèrent la troublante analogie entre la méthode des douaniers tchèques introduisant du haschisch dans les bagages du philosophe et celle des flics français glissant des photos truquées dans le texte de l’écrivain.

La vulgarité, la brutalité sans précédent des flics culturels en question, aida aussi, je crois, à repérer, à préciser le faisceau des présomptions.

Et c’est ainsi qu’il apparut, peu à peu, que cette ténébreuse affaire ne pouvait avoir pour victime que l’auteur de Louve basse. Pour théâtre que cette Europe étouffante, presque irrespirable parfois, qui semble conspirer à humilier, à abaisser les intellectuels. Pour protagoniste enfin, qu’un parti sûr de lui, terriblement arrogant et qui, à l’heure des événements polonais, comptait quatre ministres au gouvernement de la France.

Une répression sans martyrs

Sait-on ce qui se passe quand un officier snobinard, porte-parole patenté de la junte de Varsovie, explique que Lech Walesa se porte comme un charme ? Qu’il habite une agréable et luxueuse villa ? Que, pendant que ses camarades crèvent de froid et de faim, lui mène la vie de château ? Qu’en ces heures de tragédie, surtout, il n’a rien de mieux à faire, le saint homme, que de recevoir tous les matins la visite de son confesseur ?

Eh bien, il se passe que, sans crier gare, le bon Lech Walesa est devenu un salopard. Que la preuve est administrée que Solidarité n’était rien, au fond, qu’un repaire de jouisseurs et de pervers. Que Jaruzelski n’a plus besoin de flinguer, d’exiler au goulag, ou d’envoyer même au vert les syndicalistes rebelles, puisqu’il est si simple, n’est-ce pas, de les discréditer. Après le coup de l’intervention sans ingérence, le truc de l’occupation sans Armée rouge, le génie stratégique du soviétisme sans Soviétiques, sommes-nous en train d’assister au miracle d’une répression sans martyrs ?


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