Je n’étais pas un ami de Moravia. Je le connaissais, bien sûr. Mais très peu, finalement. Très, très peu. A travers Alain Elkann, son ami. A travers Diane von Fürstenberg, la compagne d’Elkann, à l’époque. Avec Carmen Llera aussi. Je me souviens, oui, d’une soirée à Rome, chez lui, avec lui et Carmen Llera, sa très jeune dernière femme. Mais nous n’étions pas amis. Je le lisais. Je l’observais de loin, au Flore par exemple, à la petite table à gauche de l’entrée sous l’horloge, où il venait avec Diane et Alain. Mais je le connaissais à peine.

Alors, si j’ai répondu à l’invitation de l’Institut italien, si j’ai accepté de venir parler d’un livre inédit d’un écrivain qui n’était officiellement pas des miens c’est parce que, sans l’avoir connu, avec le sentiment, d’ailleurs, de ne pas l’avoir assez connu, je garde de Moravia une image extraordinaire. Et ceci pour trois raisons, pour trois grandes raisons dont je dois dire que ni la lecture de ce dernier roman, ni la relecture de son dialogue autobiographique avec Alain Elkann, ne les ont infirmées – bien au contraire. D’abord, le côté « grand vivant » de Moravia. Ensuite, le fait qu’on est en présence, là, de l’exemple type du très grand écrivain sous-évalué. Et puis, enfin, parce qu’il est, à mes yeux tout au moins, aux yeux de quelqu’un qui, comme moi, a un peu réfléchi à la question et a même, pour partie, vécu à l’ombre de cette question, parce qu’il est, dis-je, un modèle de ce que peut être et faire, de ce que doit être et faire, un grand intellectuel européen. Pour ces trois raisons, je suis heureux, aujourd’hui, de témoigner pour Moravia.

Un grand vivant, d’abord. Qu’est-ce que je veux dire par là ? C’est mon point de vue, bien sûr. Mais j’aime les écrivains libres, mobiles, physiques. Or il y a, chez Moravia, cette liberté. Il y a cette mobilité. Et il y a cette façon, qu’il a eue toute sa vie, de prendre tous les risques, qu’ils soient politiques et personnels. Il y a cette façon de faire de son propre nom le nom d’un scandale perpétuel, d’une provocation de tous les instants. Moravia, ne l’oublions pas, est l’un des derniers écrivains à avoir été excommunié, mis à l’index, dans les années 50, par l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Il est cet écrivain qui suscite une très grande émotion, un soir, au début des années 70, après avoir tenu, dans une émission de télévision, des propos sur l’amour et, en particulier, sur l’inceste dont la liberté sidéra. Liberté de ton. Liberté d’allure. Une liberté tous azimuts dont il y a peu d’équivalents, tant dans l’histoire de la littérature française que dans l’histoire de la littérature italienne. Celui auquel il ressemble le plus, de ce point de vue, c’est Casanova. J’y pense parce que je le relisais, lui aussi, récemment. Et c’est vrai que ce goût de la liberté, ce goût de la vie et cette mobilité, on les retrouve chez les deux. Et c’est vrai – même si c’est étrange – que cet homme qui a passé une partie de son enfance allongé, malade, dans un sanatorium, s’est révélé, au bout du compte, l’un des plus mobiles, l’un des plus physiques, des écrivains du XXe siècle. A la façon d’Hemingway. A la façon de cet autre écrivain voyageur que fut Ernest Hemingway. Ces écrivains – pas si nombreux – qui ont besoin de bouger pour respirer, de se déplacer pour écrire et pour écrire encore, pour écrire de mieux en mieux. Voilà ce que j’appelle un grand vivant. Voilà ce qui caractérise cet écrivain grand vivant qu’aura été, jusqu’à la fin, Moravia.

J’ai cité Casanova. La différence, pourtant, avec Casanova, l’une des différences entre Casanova et Moravia, c’est que le premier, de son propre aveu, consacre la fin de sa vie, la deuxième partie de sa vie, celle, dit-il, qui commence exactement avec la coupure de la quarantaine, il consacre donc, nous dit-il dans Histoire de ma vie, la deuxième partie de sa vie à se remémorer les instants de bonheur, de félicité et de volupté de la première partie. C’est même ainsi qu’il définit la vieillesse d’un écrivain : comme ce moment très spécial où la volupté, la jouissance, le bonheur, on ne les cueille plus que dans la réminiscence des instants de bonheur, de jouissance et de volupté passés. Eh bien j’aime, chez Moravia, l’attitude inverse. J’aime l’idée que, jusqu’à la fin, il ait vécu avec cette vitalité, cette mobilité, cet amour des femmes, cet amour d’une femme. Et c’est la première chose qui m’attache à cet homme, le premier trait qui me relie à cet écrivain : ce côté grand vivant. C’est la même matière qui est ouvragée dans son œuvre et dans sa vie. Le même souffle. La même voix.

Il y a d’ailleurs toute une réflexion, et des tas de confidences, de Moravia sur sa manière d’écrire. Et ce qu’il y a, là, d’assez beau c’est toute une méditation du rapport de la littérature à l’œil, et toute une méditation du rapport de la littérature à l’oreille, et comment il est passé, lui, Moravia, de l’oreille à l’œil, ou l’inverse – bref, des pages et des pages sur le côté physique, littéralement physique, de la littérature. L’œuvre de Moravia, c’est une œuvre à deux voies. Ou à deux voix. Il y a la voie et la voix des gestes, des actes, des opérations de la vie. Et puis il y a la voie, ou la voix, des lettres mises en mouvement. Moravia avait, si vous préférez, deux manières d’opérer qui prenaient le relais l’une de l’autre et ne faisaient jamais double emploi. Une manière d’opérer qui consistait à voyager, bouger, aimer une fille, la désirer, la posséder ou se laisser posséder par elle (le sexe : autre instrument de connaissance, disait-il ; autre machine d’intelligence des êtres et des choses). Et puis une autre manière d’opérer, qui prenait le relais de la première, qui commençait quand la première se révélait impuissante, ou insuffisante, et c’était la littérature. J’aime cela. Je suis frappé par cette consubstantialité de matériau entre les gestes de vie et les gestes de la lettre.

L’écrivain, ensuite. Le très grand écrivain. L’authentique prince des lettres qu’il fut aussi. Cela est connu, bien sûr. En Italie. En France. Ailleurs. Mais, je trouve, pas assez. Je relisais là, juste avant de venir, un entretien qu’il a donné à René de Ceccatty et où il racontait ses lectures de jeunesse, les chocs littéraires de sa jeunesse. Eh bien un jeune écrivain qui ne se trompe pas sur Joyce, qui capte l’événement Céline, qui ne se trompe sur à peu près aucun de ses contemporains, c’est déjà quelque chose d’assez rare pour être remarqué. Un écrivain qui, ensuite, ne met rien au-dessus de la littérature, qui écrit sa vie et qui vit ses livres, qui vit sa vie et ses livres dans une sorte d’imbrication absolue, c’est assez rare, aussi, pour ne pas être salué. Et puis, au-delà même de la qualité des textes, et notamment du dernier, sur lequel je partage tout à fait l’avis d’Alain Elkann, au-delà des textes, donc, il y a une chose remarquable, chez Moravia, et qui contribue aussi à faire de lui ce prince des lettres que je dis : c’est la conception qu’il avait de la littérature.

Peu d’écrivains ont été aussi convaincus que lui de la très grande noblesse, de la très grande ambition, de l’absolue grandeur de la littérature. Moravia avait une conviction, me semble-t-il. Et on la retrouve, cette conviction, dans Vita di Moravia. C’est que la littérature n’est pas un art d’agrément, que ce n’est pas une distraction, que ce n’est pas un passe-temps, mais que c’est un moyen de connaissance et qu’il y a une vocation quasi ontologique de la littérature. On en sait plus sur le monde, on en sait plus sur soi-même, on en sait plus sur les autres, on en sait plus sur la relation entre soi et les autres, quand on lit de la littérature et, plus encore, quand on en fait. Il y a notamment un passage dans votre livre à deux voix, cher Elkann, où Moravia vous dit, commentant cette phrase de Madame Bovary où Flaubert écrit de son héroïne : « Et elle s’abandonna », il y a un passage, donc, où Moravia s’exclame : « pourquoi est- ce que Flaubert n’en dit pas davantage ?, eh bien, c’est tout bête ! s’il n’en dit pas davantage c’est, je ne crains pas de le dire, parce qu’il n’en avait pas les moyens de langue ; il a fallu attendre Proust pour que l’on puisse en dire davantage ; il a fallu attendre les écrivains modernes pour que le “Et puis elle s’abandonna” puisse prendre son ampleur, et être analysé dans toute son amplitude. »

Voilà. Moravia, c’est cela. Sa grande modernité, c’est cela. C’est cette idée si exigeante, si haute, d’une littérature qui permet, comme il le dit encore dans d’autres interventions, de découvrir des continents ignorés, des terres inconnues de l’existence et du monde. On ne peut pas mieux dire pour un écrivain. On ne peut pas mieux dire quand on est un grand écrivain. On ne peut pas mettre plus haut la barre de l’exigence littéraire. Pour cela, tout cela – à quoi s’ajoute, bien sûr, la très grande qualité des livres – on a là, avec Alberto Moravia, une figure majeure de la littérature du XXe siècle.

Et puis enfin la politique. Il me semble, là encore, que peu d’écrivains au XXe siècle peuvent s’enorgueillir, sur ce terrain, d’un parcours aussi juste. Antifasciste, d’abord. Antifasciste en paroles, certes. Antifasciste par la littérature (Le Conformiste c’est aussi bien que L’Enfance d’un chef de Sartre – en tout cas, ce sont des monuments de littérature de même importance et ils n’en disent pas moins l’un que l’autre sur ce qu’est la psychologie fasciste). Mais, aussi, antifasciste dans la vie. Par la vie. Par les actes et l’engagement. Dans les maquis. Et puis, au-delà même de l’antifascisme strict… Oui, attention ! Alberto Moravia fut un grand intellectuel antifasciste mais ce fut aussi, au-delà de l’antifascisme, au bout de l’antifascisme, un grand intellectuel antitotalitaire. Antifasciste jusqu’au bout, voilà, c’est-à-dire antitotalitaire. Un antifasciste qui a toujours estimé que l’antifascisme ne valait que s’il se prolongeait en antitotalitarisme et qui, donc, n’a pas tellement trempé dans le système de complaisances qui a perdu tant d’autres intellectuels.

Je pense à ses textes sur les Brigades rouges et Aldo Moro. Je pense à ce texte sur Togliatti, je ne sais plus très bien où : j’ai rencontré une fois Togliatti, dit-il ; je n’ai eu qu’une conversation avec lui ; et c’est une conversation où il m’a quasiment fait l’éloge du parti fasciste, des nostalgiques du fascisme, en disant qu’eux seuls s’y entendent à dresser l’animal social et à fabriquer de la société. Je pense à beaucoup d’autres textes. Bien sûr, il a été député européen sous les couleurs du parti communiste. Mais c’était la fin de l’aventure. Et il y mettait de l’humour. De la dérision et de l’humour. Sur le fond, sa conviction ne varia guère : un antifascisme qui ne se prolongerait pas en antitotalitarisme serait un antifascisme en peau de lapin… Thèse qui, dans l’histoire du XXe siècle, quand on connaît un peu l’histoire des grands intellectuels du XXe siècle, n’est, je le répète, pas si fréquente que cela – des antifascistes jusqu’au bout, des antitotalitaires conséquents, des antitotalitaires qui ont tout de suite perçu la dimension fasciste du communisme, la très grande proximité, la très grande solidité, de l’axe Berlin-Moscou, des intellectuels qui ont saisi ce qu’il en est, vraiment, de la figure « prolétaryenne » moderne, ils ne sont pas légion, il n’y en a, j’y insiste, franchement pas tant que cela et il fut l’un de ceux-là.

Et puis, puisque je parle de la politique de Moravia, un dernier mot, un tout dernier mot, car cela aussi est remarquable. Antifascisme, donc. Antitotalitarisme, bien sûr. Mais aussi – et je pense que cela non plus n’est pas courant et que, là encore, Moravia fut, un peu, une bête sans espèce – cette résistance obstinée qu’il a manifesté toute sa vie, et jusqu’à la toute fin de sa vie, vis-à-vis de la passion nationale, de la régression patriote et chauvine, de la névrose identitaire. Je pense là, bien sûr, à son engagement européen. Et je pense à son insistance à se dire, se déclarer, se proclamer Européen d’origine italienne. Il y a encore un mot de lui dont je me souviens. Je ne crois pas qu’il soit dans son livre avec Elkann. Je crois même l’avoir entendu dire cela, une fois, de son vivant. Et cela m’avait paru d’une telle drôlerie ! Si drôle et, en même temps, si vrai ! Je me souviens, donc, d’un mot de Moravia citant un philosophe français, peut-être Michel Foucault, ou peut-être Gilles Deleuze. Je me souviens d’un mot de Moravia expliquant qu’il y avait eu deux grandes catastrophes répertoriées dans l’histoire de l’humanité. Première catastrophe : le complexe d’Œdipe. Deuxième catastrophe : la révolution soviétique. Mais Moravia ajouta, ce jour- là : il y en a encore eu une troisième ; et la troisième catastrophe de l’histoire de l’humanité, la catastrophe qu’il faut mettre sur le même plan que le complexe d’Œdipe et la révolution soviétique, c’est… l’unité italienne ! Oui, l’unité italienne. La passion nationale qui va avec. Les régressions locales, chauvines, xénophobes, qui en sont l’inévitable corrélat. Voilà ce qu’était, pour lui, l’horreur. Et, face à cette horreur, il percevait l’idée européenne, et son engagement au service de cette idée, comme un moyen de faire souffler un vent de liberté et de déstabiliser cette hideuse, navrante, catastrophique, passion nationale.


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