Madame la Ministre,
Nous sommes là, dans cette rencontre improvisée, pour vous dire, tout d’abord, l’admiration que nous inspire votre courage, votre dignité, ainsi que l’extraordinaire sang-froid avec lequel vous avez vécu l’épreuve qui vous a été infligée. Ce que nous avons, ici, à La Règle du jeu, peut-être le plus admiré, c’est la façon dont vous avez su résister à la tentation qui aurait pu être la vôtre, qui aurait pu être celle de n’importe qui d’autre à votre place, de donner à cette infamie une interprétation politique, voire politicienne – c’est la façon dont vous avez, dans chacune de vos interventions, dans votre interview à Libération, ailleurs, refusé toute espèce d’utilisation, de récupération, d’instrumentalisation politiciennes du coup qui vous était porté.
Cette offense qui vous visait en personne, cette violence qui en avait à votre personne la plus singulièrement personnelle, vous avez su, avec une insistance et même un acharnement remarquables, leur rendre la signification plus générale qui était, en vérité, la leur. Et vous avez donné, ce faisant, un très grand et très bel exemple de morale républicaine.
Vous êtes une femme politique. Vous avez fait de la politique toute votre vie, ou presque. Mais vous vous êtes inscrite là, d’emblée, sans vous forcer, avec un naturel qui, encore une fois, imposait le respect, dans l’ordre métapolitique qui excède les querelles et les affrontements traditionnels et dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas l’ordinaire de la vie républicaine.
Nous sommes aussi là, Madame, pour dire notre colère face, bien sûr, à la montée de l’infamie et du racisme dont les insultes contre vous sont le symptôme – mais face, également, à tout ce que l’on entend autour de cela, à tous ces propos étranges, et nouveaux, qui sont en train, tout doucement, de justifier, ou d’expliquer, ou d’excuser, l’inexcusable.
De tel de ces passages à l’acte, on entend dire par exemple : « Après tout c’est un propos d’enfant ; c’est une parole d’enfant ; et ce n’est pas très grave, au fond, les paroles d’enfants. » Eh bien justement… Que ce fût un propos d’enfant, qu’il y ait eu cette délégation d’infamie à un enfant, qu’il soit revenu à un enfant de se faire le porte-parole de ces mots venus d’ail- leurs, fait précisément partie de ce qui nous a, ici, à La Règle du jeu, paru le plus désolant et, peut-être, le plus tragique. Tragique pour cet enfant, déjà, qui aura à porter ces mots, cet acte, d’une manière ou d’une autre, pour le restant de sa vie. Mais tragique aussi pour ce que dit du corps social le fait qu’il revienne à un enfant de dire très haut ce que la société pense de moins en moins bas, mais qu’elle ne se résout pas encore à assumer tout à fait. Quand on en est là, quand on en est à charger les enfants de ce poids, quand on en est à leur faire porter ce poids d’ignominie et de honte, c’est qu’il y a quelque chose de pourri, vraiment, dans la République de France.
On nous dit : « Minute n’est pas un journal, c’est un torchon. » C’est vrai. Mais ce qui est vrai aussi, et qui nous a stupéfiés, c’est la stupéfaction de la République face à cette offense qui lui était faite à travers vous. Des mots fous étaient prononcés. Des mots jusqu’ici indicibles. On animalisait une citoyenne française, qui plus est une ministre. On faisait usage, pour la caractériser, de ce vocabulaire même dont Sartre a définitivement établi, dans sa préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon, qu’il est le lexique du racisme le plus assassin. Or, à ces mots, la classe politique dans son ensemble, je dis bien dans son ensemble, à gauche autant qu’à droite, dans la famille de Madame Taubira comme dans la famille d’en face, n’a d’abord su répondre que par le silence. On a vu, au lieu de l’indignation que l’on attendait, une très curieuse léthargie républicaine s’emparer des corps et s’abattre sur les âmes. Comme si la République même était sidérée par cette attaque inouïe, d’une force inouïe, contre son pacte fondateur. Comme si elle était elle-même sidérée de voir que ses vieux ennemis, les vieux ennemis de la République, ces ennemis qui ont l’âge, n’est-ce pas, de la République elle-même mais qui avançaient, jusque-là, à couvert, se mettaient, tout à coup, à attaquer à visage découvert. Cela a provoqué, oui, un effet de sidération et de stupeur. C’est comme si les ressorts de la République s’en étaient trouvés grippés. Ce moment de léthargie dont on commence à peine de sortir, ce moment de trouble et de paralysie de tous les réflexes républicains, il nous a, lui aussi, terriblement inquiétés.
On dit, ici et là : « La France est en crise, la France est au chômage, un grand nombre de ses citoyens est plongé dans la détresse et la désespérance – n’a-t-elle pas d’autres chats à fouetter, cette France malade, que de s’occuper de ces pauvres gens qui traitent autrui de guenon ? A-t-elle le loisir, franchement, de donner de l’importance à tels ou tels passages à l’acte racistes – fussent-ils adressés à la figure éminente que vous êtes ? » Cela, aussi, nous a mis en colère. D’abord, ce calcul est toujours un mauvais calcul. C’est celui que l’on faisait, il y a un peu plus d’un siècle, à propos de l’affaire Dreyfus. La France a tant de problèmes, disait-on, elle est accablée de tant de peines ! Est-ce le moment, vraiment, de se mobiliser pour un vague officier juif impliqué dans une obscure affaire d’espionnage ? Eh bien on a réentendu cela à votre propos, dans ce premier moment de stupeur dont je parlais. On a réentendu exactement cela. Or c’est toujours, dis-je, un mauvais calcul. Toujours. Car il y a une chose, n’est-ce pas, qu’il ne faut pas se lasser de rappeler. C’est que le racisme, quand il s’exprime ainsi à visage découvert, ne menace pas seulement ceux qu’il stigmatise. Il est une atteinte au corps social tout entier. Et, comme il est une atteinte au corps social tout entier, comme c’est la société tout entière qui en est affectée et blessée, comme c’est le pacte républicain tout entier qui est ébréché par le racisme, tout cela ne peut que produire plus de malaise encore, plus de désespérance, plus de détresse et, par voie de conséquence, plus de misère sociale et, par exemple, plus de chômage. Il ne faut pas dire : « Il y a du chômage, donc on ne va pas s’occuper du racisme. » Il faut dire : « On commence par laisser monter le racisme ; on le laisse se développer et instiller le doute, la misère morale, dans le corps de la société ; et c’est alors que l’autre misère, la misère dite sociale et donc le chômage montent, de façon quasi mécanique, en flèche. »
On a aussi entendu dire : « Et puis après ? Est-ce que la parole n’est pas libre, après tout ? Est-ce que vous allez nous embêter encore longtemps avec le politiquement correct ? » On a entendu tant d’éditorialistes de café du commerce, tant d’écrivains de second ordre, dire qu’ils en ont assez de ce bœuf qu’on leur a mis sur la langue et qui leur interdit de faire leurs sales petites blagues racistes ou antisémites. Ce sont parfois les mêmes qui, soit dit en passant, ont osé, dans le débat sur la prostitution, détourner, retourner, profaner ce beau slogan politique qu’est le slogan de SOS Racisme. Quand on retourne « Touche pas à mon pote » en « Touche pas à ma pute », je m’étonne d’abord qu’il n’y ait pas plus de réactions, je suis surpris qu’il n’y ait pas un tollé chez les fondateurs de SOS Racisme, chez ceux qui ont pris leur relève et dans le pays tout entier. Mais je me dis surtout qu’on a là un autre exemple de cette parole soi-disant libre, c’est-à-dire, en fait, lâchée, décensurée, et qui se vautre dans la médiocrité. Nous sommes rassemblés, Madame la Ministre, pour dire que, quand déferle le politiquement abject, quand arrive la marée noire de l’horreur et de la bassesse politiques, il y a des mérites au politiquement correct – il peut être, le politiquement correct, un rempart contre le pire. Et La Règle du jeu entend bien être, pour sa part, pour sa modeste part, un pan de ce rempart.
Et je n’évoque que pour mémoire, enfin, l’argument de ceux qui ont hésité à se mobiliser, ou qui ne l’ont fait qu’à demi, de peur d’alimenter à leur détriment les querelles politiques dont ils ont l’habitude. Là aussi, quelle erreur ! Et quelle honte ! Quand, par deux fois, à l’Assemblée, dans ce lieu sacré de la République, une moitié de l’hémicycle a refusé de se lever, ou a négligé de se lever, pour une ministre de la République traînée plus bas que terre par les racistes, on a touché le fond ! On ne leur demandait pas de se lever pour Madame Taubira. On ne leur demandait même pas de se lever pour la Garde des Sceaux. On leur demandait de se lever pour la République et pour la France. En ne le faisant pas, ils n’ont fait honneur ni à eux-mêmes, ni à leur famille politique, ni à la France.
Un dernier mot, Madame la Ministre – et qui vous concerne, à nouveau, en personne. Puisque je parle de République, il y a, dans notre pays, une belle et noble tradition qui remonte à la Révolution française et à laquelle ont donné corps des grands poètes et des grands peintres – à commencer par Lamartine et Delacroix. Cette tradition consiste à donner à la République le visage de Marianne. Une Marianne au bonnet phrygien, mais le vrai bonnet phrygien, pas celui des « bonnets rouges » qui, eux aussi, à leur façon, jouent avec les symboles, les truquent, les trafiquent. Eh bien je vais me permettre de rebondir, là, sur une idée qu’a lancée Yann Moix, il y a quelques jours, à La Règle du jeu. Cette Marianne à bonnet phrygien, il y a une autre tradition, plus récente, qui est de lui donner le visage d’une Française. Il y a eu de grandes actrices. Des femmes d’excellence. Il y a eu des femmes d’exception qui ont prêté leurs traits à cette Marianne. Puisque la République a été offensée en votre personne, puisque Marianne a été insultée à travers votre visage, pourquoi ne considérerait-on pas, un jour, de lui donner vos traits ? C’est ma proposition. Je sais que vous allez la refuser. Mais je la formule quand même. Je suggère donc, ici, que le jour où les trente et quelques mille maires de France estimeront le moment venu, pour la belle actrice qui est, aujourd’hui, l’incarnation de Marianne, de céder la place comme l’ont fait tant d’autres avant elle, ils considèrent l’idée de donner à Marianne le visage de Christiane Taubira.
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