C’était, il y a quelques semaines, dans une mémorable « Marche du siècle », sur FR3, consacrée à Michel Serres. Le bonheur qu’exprimait ce soir-là le philosophe à se livrer devant les caméras, la grâce avec laquelle il donnait à penser que la sagesse est une vertu naturelle, et la simplicité dont il usait pour être intelligible par tous étaient si patents que Jean-Marie Cavada, charmé, lui demanda si, pour un grand intellectuel, il n’était pas équivoque de maîtriser à la perfection l’outil cathodique. On vit alors sourire l’auteur du Tiers instruit, de ce beau sourire nostalgique où passent tant d’illusions perdues, et répondre que, dans sa jeunesse, ils étaient plusieurs agrégés à avoir rêvé de professer dans l’étrange lucarne, d’expliquer les textes fondamentaux à un large public, d’édifier, en somme une université d’été-lévisuelle. En vain.
Notre bodhisattva aquitain égrenait ses gourmandes chimères pendant que, sur les chaînes voisines, des soaps indigents et une « Sacrée soirée » fétide rassemblaient des troupeaux de bovidés atteints d’encéphalopathie spongiforme chronique. On mesura ce mercredi-là, vers 20h30, ce qu’avait perdu la télévision à démissionner d’une de ses missions : la pédagogie. Ce que, plus joliment, Michel Serres appelle « le gai savoir », et qu’il incarne. Gaston Bachelard interrogé place Maubert par Jean-Claude Bringuier, Georges Dumézil se racontant à Bernard Pivot, ou, récemment, Georges Steiner répondant aux questions de Bernard Rapp attestent, entre autres exemples, et contrairement à ce que l’on dit, l’effet d’aimantation de l’intelligence et de la caméra, pourvu qu’on les rapproche. 15 ans après, on en veut toujours à l’administration d’avoir, pour d’obscures raisons, refusé le projet télévisuel de Sartre : « L’histoire du siècle, par ceux qui l’ont faite », qui eût été à la pensée ce que, mutatis mutandis, Shoah de Claude Lanzmann est au génocide juif : une œuvre capital.
Plus en effet approche l’an 2000, plus nos contemporains se nourrissent, à travers les archives, de souvenirs, plus les réalisateurs ont les moyens d’extraire et de mettre en scène notre extraordinaire patrimoine audiovisuel. Transgressant les lois coercitives de la télé commerciale, des séries d’émissions comme De Nuremberg à Nuremberg (Rossif-Meyer), De Gaulle (Lacouture), Mémoires d’ex (Mosco), Génération (Hamon-Rotman), sans parler des fresques narratives de Frédéric Mitterrand, ont ainsi contribué à offrir aux téléspectateurs, au bon moment, le moyen de remonter le temps, en images et en accéléré. Bernard-Henri Lévy, à son tour, s’emploie aujourd’hui à raconter Les Aventures de la liberté, c’est-à-dire l’histoire des intellectuels français, d’Émile Zola à Jean-Paul Sartre, de l’affaire Dreyfus à la répression de la place Tian An Men.
Du haut de ce siècle finissant, l’auteur de La Barbarie à visage humain contemple, juge, et illustre les errements, les palinodies, la cécité ou au contraire la clairvoyance de ses illustres pairs jetés les uns après les autres dans la grande pagaille de l’Histoire : stalinisme, nazisme, maoïsme, gauchisme, libéralisme, et autres -ismes fluctuants. À la fois reportage (la caméra le suit à Moscou, Alger, Berlin, Pékin, Prague), recueil d’entretiens (notamment avec Claude Simon, Henri Lefebvre, Jean-Denis Bredin, Pierre Naville, André Thirion, Francis Jeanson, Vercors, ou Klaus Croissant), montage d’archives (certaines inédites), et cours ex cathedra de l’auteur face à la caméra, façon Alain Decaux, ce film qui prend le risque de réduire à quatre heures une centaine d’années d’engagements et de combats intellectuels va d’évidence susciter une de ces polémiques auxquelles Lévy est depuis longtemps aguerri. On lui reprochera un manichéisme d’escalier, des verdicts aisés à prononcer quand l’Histoire a déjà déposé son bilan, ou de faire parler les archives à son gré. On lui reprochera en fait d’être Bernard-Henri Lévy, c’est-à-dire un auteur et pas un documentaliste. Et pas n’importe quel auteur : celui qui fut pendant dix ans traité – je le cite ! – de « faussaire, truqueur, sectaire », « coupable de tous les péchés de l’esprit », excommunié par « la cléricature au grand complet ». Le vrai titre de cette série, on le trouve dans le livre qu’il publie parallèlement : Une histoire subjective des intellectuels. Elle explique son projet et le justifie. Mieux, elle nous fait rêver à ce que, dans la foulée et, pourquoi pas, les querelles, devrait lancer la télévision : d’autres histoires subjectives de cette longue période qui a sacralisé et en même temps accablé l’intellectuel français. Au moment où il est bien vu de l’enterrer, avec les idéologies défuntes, cette participation d’autres philosophes (Serres ? Deleuze ? Debray ? Finkielkraut ? Comte-Sponville ?) à la lecture du siècle et à son interprétation à la télévision démontrerait que les utopies de Michel Serres n’auront pas été vaines.
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