Cette issue pacifique est un succès pour l’extrême gauche, qui avait fait un pari audacieux en convoquant tous les révoltés d’Italie dans le principal fief du parti communiste. Le « mouvement » a su ainsi isoler ses violents et donner de lui-même une image plus responsable.

C’est aussi un bon point pour le PC. Bien que très humilié par le choix de Bologne, qui le visait directement, il a su jouer la carte de la tolérance pour que « sa » ville ne ressemble pas à un champ de bataille comme en mars dernier.

Place nette pour la procession

Dimanche après-midi, les contestataires voulaient clore leur assemblée par un défilé dans le centre. Ils étaient alors plus de trente mille, soit deux fois plus qu’à l’ouverture des débats. Or la piazza Maggiore avait été « retenue » depuis longtemps par l’archevêque qui, devant la basilique, voulait célébrer la fin du congrès eucharistique diocésain. Il fut donc décidé que le cortège contestataire éviterait la place principale, mais irait crier ses slogans sous les fenêtres de la prison.

À 14 heures, près de la basilique, plusieurs centaines de policiers et de carabiniers en tenue de combat firent leur première apparition. Ils s’étaient montres discrets depuis le début du colloque pour éviter toute provocation. Rapidement, mais sans violence, la place fut évacuée.

Des véhicules de la voirie municipale entrèrent aussitôt en action, nettoyant à grande eau les pavés souillés de tracts, de boîtes de conserve vides et de papiers gras. Les inscriptions ironiques – « Berlinguer, tu es comme les pommes, rouges dehors mais blanches dedans » – disparurent des murs de l’église. On dressa sur le parvis un tapis rouge et une sorte d’autel. Bref, la municipalité communiste purifiait la place pour la livrer au cardinal-archevêque. Ce ballet, parfaitement exécuté, permit à la procession de commencer à l’heure dite, malgré les grognements de vieux électeurs communistes qui s’étonnaient à voix haute d’un tel déménagement.

Pendant ce temps, une armée de contestataires en blue-jeans s’engouffraient dans les petites rues bordées d’arcades en scandant : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! » Des « Indiens métropolitains » s’étaient peint le visage et portaient un gros dragon chinois. Leurs danses et leurs cris non conformistes – du genre « Idiots ! idiots ! » – sont désormais adoptés par une grande partie du « mouvement ». Mais on notait surtout des slogans plus classiques, comme « Libérez les camarades ! » ou « Pouvoir ouvrier ! ». Chaque fois qu’il pétaradait au-dessus du cortège, l’hélicoptère de la police était accueilli par des sifflets et des poings tendus. Après un parcours sinueux, évitant tout contact avec les forces de l’ordre, les manifestants débouchèrent sur une grande place pour assister à un spectacle de Dario Fo.

Organisateurs, édiles municipaux, commandants de police et de carabiniers, s’épongèrent le front. C’était gagné pour tout le monde, hormis une frange violente qui aurait bien voulu entraîner toute cette troupe dans un exercice de « lutte armée ».

L’absence des intellectuels

Le bilan du « colloque sur la répression » est difficile à établir dans la mesure où ce ne fut pas vraiment un colloque, et où la répression elle-même n’a pas toujours été au centre des débats. On a assisté plutôt aux premières assises de l’extrême gauche italienne, à un rassemblement inédit de tous ceux qui refusent la société actuelle, ne se reconnaissent pas dans le parti communiste et s’assimilent à des marginaux.

Trois catégories de contestataires – tous âgés de quinze à trente-cinq ans – étaient présentes à Bologne. D’abord les membres des mouvements traditionnels d’extrême gauche, Lotta continua, largement majoritaire, à qui l’on doit l’organisation de ce colloque ; les groupes « autonomes », partisans d’un affrontement très dur avec les ennemis du « front social anticapitaliste » ; enfin, toute une série d’organisations marxistes qui ont tendance à s’excommunier les unes les autres. Un absent de marque : le Parti d’unité prolétarienne (P.D.U.P.), qui refuse, dit-il, « de considérer le PC comme l’ennemi numéro un ».

Une deuxième catégorie était constituée de groupes nouveaux, très réticents au catéchisme marxiste-léniniste, et qui le traitent souvent avec dérision. Par ordre d’importance, les féministes, les homosexuels et les « Indiens métropolitains » ou assimilés. Enfin, on a vu à Bologne toute une série de jeunes qui ne se réclament d’aucune étiquette. Venus à titre individuel, ils attendaient beaucoup de ce colloque et n’en seront que plus déçus s’il ne débouche pas sur quelque chose de concret.

Les intellectuels auront été les grands absents du débat. Mis à part M. Félix Guattari et Mme Maria-Antonietta Macciocchi – très actifs mais vite emportés par le flot verbal de la « base », – on remarquait M. Bernard-Henri Lévy, interrogatif et silencieux ainsi que quelques visages moins connus.

Mais le monde intellectuel italien avait préféré s’abstenir.

Cette première confrontation entre contestataires a dégagé des accents communs. Tous se déclarent persuadés de vivre dans une société répressive. À preuve « les camarades arrêtés » – à Bologne, une douzaine sont encore en prison – et dont on réclame inlassablement la libération. Ces contestataires se sentent réprimés par les forces de l’ordre, par la « presse bourgeoise » (qui leur a pourtant fait une publicité extraordinaire) et surtout par l’absence de perspectives professionnelles. Ils sont chômeurs ou se considèrent comme tels.

Et dans tout cela, le parti communiste joue, selon eux, un rôle déterminant. N’a-t-il pas « abandonné » les marginaux pour réaliser son fameux compromis historique avec la démocratie chrétienne ? Un document significatif des « autonomes » s’intitule Le Révisionnisme comme répression. D’interminables discussions par petits groupes sur la piazza Maggiore entre membres du PC et congressistes n’ont pas fait changer d’opinion à ces derniers.

Confronter les expériences au lieu de dogmatiser

Le colloque de Bologne a montré une fois de plus le degré de politisation d’une partie significative de la jeunesse italienne. Elle ne s’est pas encore débarrassée de vieux schémas léninistes qui ont conduit à des heures entières de débats stériles au Palais des sports. Cette « vieille nouvelle gauche » est peu à peu grignotée par une vague vraiment nouvelle qui veut confronter des expériences au lieu de dogmatiser. On n’a pas assisté à la naissance d’un grand mouvement d’extrême gauche. Mais chacun est reparti chez lui avec la conviction qu’il devait agir sur place.

Une grande partie de la presse italienne parle ce lundi de « victoire de la démocratie ». C’est sur ce thème qu’insiste le maire communiste de Bologne. M. Renato Zangheri, dans un communiqué qui mêle la satisfaction à l’ironie : « On voulait démontrer que Bologne est la capitale de la répression. Elle a donné, au contraire, encore une fois, la preuve d’être une ville tolérante, si confiante en elle-même qu’elle invite à la confrontation ses critiques les plus âpres et pallie même les carences de leur organisation. »

Le maire a ajouté : « Nous avons eu une idée plus exacte des courants qui agitent ce secteur du monde étudiant, de ses profondes différences, de ses divisions et de ses problèmes. Nous avons eu la confirmation qu’il y a, au fond de tout cela, un malaise, une inquiétude, qui naît de la grave crise que traverse la société italienne. »

Sur quoi peut déboucher le colloque de Bologne, qui a pris par moments l’aspect d’une grande fête politique ? À court terme, beaucoup dépendra de la situation de l’emploi en Italie, qui s’est encore dégradée. Chômeurs, les congressistes de Bologne risquent d’être à nouveau sensibles aux slogans des « durs », qu’ils ont réussi, pour le moment, à isoler.


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