Ainsi la télévision du service public, dont on se plaît, depuis qu’elle existe, à déplorer l’absence, le peu d’exigence, la soumission au Spectacle ou les grandeurs révolues, a diffusé, mardi, 30 janvier, Shoah, le film de Claude Lanzmann.

Tout Shoah

Les neuf heures de Shoah.

D’affilée, en une pleine nuit, les neuf cercles de l’Enfer que ce film-Dante, ce film parmi les plus singuliers et les plus profonds qui aient jamais été tournés, avait arpentés pour en faire une œuvre.

Les rails de l’extermination

Pas de découpage, donc. Pas de première, deuxième, troisième partie de soirée. Pas de sectionnement en access prime-time, prime-time, late night. Même pas de débat, cet exercice obligé, avec son festival de coups de gueule, coups de boule, coups d’éclat, coups de Jarnac. Non. Shoah. Le film à jet continu. Le terrible cortège à débit contenu. Et un geste d’une radicalité, et d’une force, dont je ne vois pas de précédent sur une chaîne de grande audience.

Cette nuit-Shoah fut un beau moment de pédagogie car d’innombrables Français prirent le temps d’explorer le visage de tel vieux SS crachotant qui trouvait l’air des ghettos moins bon que celui des montagnes où Lanzmann l’avait retrouvé ; ou de scruter le rail que, milliers par milliers, million par million, les déportés virent, à la sortie du wagon à bestiaux, avant d’être enfournés dans le gouffre ; ou de prendre la mesure des jours de cette saison-là en voyant défiler les arbres de Treblinka, immaculés et paisibles, sous les racines desquels pleurent toujours, à qui les entend, les voix des victimes gazées au pot d’échappement.

Claude Lanzmann, Orphée aux Enfers

Ce fut aussi un vrai grand moment politique. Car, depuis le temps que les derniers témoins, et les témoins des témoins, répétaient « zakhor », « n’oublie pas ! »… Depuis le temps qu’on exhortait : tiens-toi devant la béance du crime, le gigantisme de l’idole criminelle, le Baal de gaz et de sang que Hitler a laissé comme une question posée, pour l’éternité, à la condition humaine… Eh bien l’oubli finissait par gagner. Les noms partaient en buée. Et, maintenant, cette parlotte mondiale sur l’équivalence de tout, les victimes échangeant leur rôle avec les bourreaux, le sionisme devenu une variante du nazisme. Il était bon, il était temps, que, face à ce monceau de mensonges que les égouts du monde ne parviennent plus à contenir, passe le fleuve de vérité charriée par ce film monstre – ce fut comme une trouée de lumière dans une nuit d’orage.

La décision de montrer ce film ainsi, dans sa longue durée, fut également un geste de cinéma. Car la durée de Shoah, ses neuf heures d’impitoyable, cruelle et héroïque exactitude, l’inlassable présence de cet Orphée, Claude Lanzmann, qui cherche, scrute, insiste, bouscule, ne cède pas, ne lâche rien et n’a jamais peur de faire le pas de plus, de poser la question de trop, car il est mû par l’infinie tendresse qu’il porte à son Eurydice aux six millions de noms, sa façon de retenir le temps, de le ralentir, comme Tarkovski ou Ozu – tout cela rompt avec le bombardement d’images fixes qui est la vérité photographique, ordinaire, originaire du cinéma. Pas de storytelling. Pas de bigger than life. Un film poème. Une épopée dont les vers sont des voies ferrées, des herbes folles, des forêts de bouleaux, des silences. Une méditation. Un film.

Devoir de transmission 

Et puis c’est à un geste de pensée et, pour ainsi dire, de métaphysique que nous fûmes, cette nuit-là, conviés. Car la transfusion qu’opérait Lanzmann avait un autre destinataire que ses seuls spectateurs. Les morts. Le peuple des morts. Les morts de ce peuple, le peuple juif, qui n’aime pas la mort, n’en célèbre pas le culte et ne l’esthétise jamais, mais qui, chaque année, lors de la cérémonie de la Azkara, les rend, non à leur propre vie, volée à jamais, mais à la nôtre afin qu’ils s’y prolongent. Ces morts ne sont pas des pères affamés, dans la tombe, demandant des libations. Ce sont des sortes de frères qui, à la façon des maîtres du Talmud se répondant à travers les siècles, se tendent des chaînes d’or qui, d’étoile en étoile, établissent la continuité des enfants d’Israël. Or c’est cela que fait Shoah. C’est cet infime éclat de vie que leur restitue ce film, pourtant si massivement athée. C’est ce devoir de transmission qu’il assure pour leur compte d’anciens vivants. Et, à la façon des rabbins qui leur souhaitent une « ascension » et libèrent d’eux ce qui peut l’être du baiser visqueux du limon, les arbres de Lanzmann dansant calmement dans le vent, ses baraquements, ses larmes rentrées de honte ou de chagrin nous rendent vivants les morts d’Auschwitz.

Je pense à lui, Lanzmann. Je pense comme il aurait été fier de cet hommage rendu par la télévision française à son entreprise immense. Je réentends ses colères et ses insolences. Je revois ses regards d’acier et sa carcasse de géant rugueux et querelleur. Je me remémore sa vie de panache, menée tambour battant, des maquis de la Résistance aux luttes anticoloniales et, pour finir, à la cour d’honneur des Invalides. Comment fit-il ? Quel fut son secret pour qu’advienne pareil film ? Eh bien voilà. C’est assez simple. Le jeu d’une grande vie, d’un grand art et d’un amour des Juifs qui, à l’heure où la haine revient comme un nuage de sauterelles sur les champs bien ruinés du rêve contemporain, fait du bien.


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