Un livre-événement ? Cela arrive. Celui de Bernard-Henri Lévy, Qui a tué Daniel Pearl ? (Grasset), fait partie de la catégorie, les ventes en attestent. Avec un sujet brûlant, une enquête sur l’enlèvement et l’assassinat d’un journaliste américain, Pearl, au Pakistan en 2002.

Invité de la rédaction ce lundi, l’auteur explique sa conviction que le sort funeste de notre confrère du Wall Street Journal s’est dessiné au fil d’un réseau complexe de raisons. Ses ravisseurs, des « djihadistes » (militants islamistes radicaux de la guerre sainte, NDLR), ont voulu le faire taire parce que, comme il l’écrit lui-même dans un article le 24 décembre 2001, article dont il regrette le peu de retentissement, il avait découvert les liens entre des scientifiques atomistes pakistanais et Al-Qaïda. Il avait aussi mis au jour l’un des mentors de Ben Laden, un certain Gilani, l’un de ceux qui l’inspirent en secret, car Pearl avait compris que Al-Qaïda et Ben Laden sont, pour partie, une façade pour d’autres personnages sombres.

Cela dit, des motivations plus évidentes inspiraient sans doute aussi les ravisseurs, selon « BHL », qui admet volontiers qu’une part de ses conclusions se base sur des intuitions, des suppositions, des hypothèses (il a lui-même surnomme son livre « romanquête ») : Daniel Pearl cumulait les « péchés » pour les djihadistes. Il était tout à la fois journaliste, américain et juif. L’idée qui précédait son enlèvement consistait donc à lancer un message à l’Occident, aux Américains et aux Juifs. Mon hypothèse est que ses ravisseurs ont appris ses découvertes durant sa détention (six ou sept jours).

Parmi les conclusions tirées par Lévy, on trouve l’appartenance de l’organisateur de l’enlèvement, Omar Sheikh – un Londonien de souche pakistanaise dont il fait un portrait passionnant – non seulement à la mouvance Al-Qaïda, mais aussi aux fameux services secrets pakistanais (ISI). Une double allégeance à laquelle les Indiens, ennemis des Pakistanais, croient aussi fermement. La main de l’ISI dans le meurtre de Pearl ? Dans le terrorisme ? Le général Mahmoud Ahmad, chef de l’ISI jusqu’aux attentats du 11 septembre est un djihadiste fanatique, son prédécesseur, le général Gul est un membre frénétique d’Al-Qaïda. De là à affirmer que tout le leadership pakistanais est gangrené par l’islamisme le plus extrémiste, jusqu’au général Musharraf, président de la république et grand allié des États-Unis dans leur guerre contre les talibans protecteurs d’Al-Qaïda, il n’y a qu’un pas. À moitié franchi : Quand Musharraf proclame, après l’enlèvement, que Daniel Pearl n’aurait pas dû mettre son nez dans certaines affaires, c’est un scandale, qui montre que le président pakistanais ignore ce qu’est un journaliste libre et qu’il appartient à ceux qui pensent qu’il y a des zones qui doivent rester secrètes. Mais lui, Musharraf, fait partie des gardiens du secret…

Alors, le Pakistan, un État voyou bien plus dangereux que l’Irak, l’Iran ou la Libye ? C’est l’une des thèses du livre, thèse terrifiante, selon l’auteur qui écrit : Je forme cette hypothèse d’un Daniel Pearl en train de rassembler les preuves de la collusion du Pakistan avec les grands États voyous et les réseaux terroristes de la planète.

Comment en est-on arrivé là ? Le Pakistan est un État bizarre, né dans la douleur de la partition de l’empire des Indes, un épisode noir au climat d’apocalypse. Sa conscience nationale s’est rapidement dotée d’un surmoi tutélaire en béton : l’islam radical. Même ceux qui n’y croyaient pas vraiment ont marché dans cet islam « pur ».

BHL pourfend volontiers l’antiaméricanisme. Mais là, pour le coup, les États-Unis en prennent pour leur grade : Les Américains savent évidemment tout ce que je dis dans ce livre. Mais ils se sont tournés vers l’Irak ! J’étais contre cette guerre parce que je pensais, un, que les Américains mentaient quand ils nous parlaient d’armes de destruction massive ; et, deux, qu’il y avait peut-être encore d’autres moyens de se débarrasser de Saddam Hussein. Je crois que Bush fils est prisonnier de la vision qui prévalait du temps de Bush père et même de Jimmy Carter, dans laquelle le système d’alliance privilégiait le Pakistan sur l’Inde. Leur définition actuelle de l’État voyou démontre un aveuglement basé sur des schémas du passé toujours cultivés par les « faucons » de l’administration Bush. Ignorer, ainsi, le rôle du Pakistan, de l’Arabie Saoudite, du Yémen dans le terrorisme de demain constitue une erreur historique colossale, peut-être de la taille de l’aveuglement européen pendant la montée de l’hitlérisme ou face au danger communiste !

Bernard-Henri Lévy l’écrit d’ailleurs en fin de livre : Il flotte, entre Islamabad et Karachi, une odeur d’apocalypse ; et c’est, j’en suis convaincu, ce que Danny avait senti.

Israël-Palestine : « Sharon n’est pas Saddam »

Impossible quand on reçoit Bernard-Henri Lévy de faire l’impasse sur le conflit israélo-palestinien. BHL n’est-il pas « un ami d’Israël ». C’est exact, mais je prétends être aussi un ami des Palestiniens. En 1969, dans mon tout premier article publié et qui s’intitulait « Sionismes en Palestine », j’écrivains que le sionisme juif avait réussi, puisqu’il y avait ce magnifique État d’Israël, mais qu’il fallait maintenant qu’un nouveau sionisme réussisse à son tour, car l’existence d’un État palestinien est importante pour les Palestiniens, mais aussi pour les Israéliens.

Le processus de paix relancé à Akaba, a-t-il une chance d’aboutir ? Du côté palestinien, de plus en plus de gens en ont assez de la guerre, d’être le jouet des ambitions politiques de quelques-uns, de leur rêve de pouvoir, de leurs fantasmes martyriologiques au bénéfice d’une « revanche arabe ». Ils veulent seulement un État qui puisse accepter le compromis avec les Israéliens. C’est nouveau. Jusqu’à maintenant, l’idée d’une Palestine recouvrant tout le territoire de la Palestine historique était dominante. Du côté israélien, la cause d’un État palestinien a beaucoup progressé. De plus en plus d’Israéliens sont résignés à l’existence d’un État palestinien, à côté d’Israël, car ils pensent – et ils ont raison – que c’est la condition sine qua non de la sécurité d’Israël. C’est également un élément nouveau.

Pour l’immense majorité des Israéliens, l’occupation des territoires palestiniens est perçue comme temporaire.70%, 75% savent qu’ils ne sont pas là pour rester. L’occupation est une arme de négociation. Même Sharon vient, comme vous le savez, de briser le tabou en disant pour la première fois que la Cisjordanie est un territoire, non pas disputé, mais proprement occupé. Vous voyez bien…

Mais une démocratie peut-elle s’accommoder de l’occupation qui dure depuis 35 ans ? Évidemment non. Toute situation de ce genre provoque une corruption de l’esprit démocratique. Or je suis assez étonné, à chaque fois que je vais en Israël, de constater la vitalité de la démocratie israélienne, de voir que cette corruption morale a été pour le moment contenue. Je suis époustouflé par le sang-froid des civils israéliens face aux attentats suicides. De même d’ailleurs que par la maturité politique d’une majorité de Palestiniens qui, jusqu’à nouvel ordre, se refusent au basculement dans la politique des kamikazes.

Peut-on critique Israël ? N’est-ce pas une forme de chantage que d’assimiler antisionisme et antisémitisme ? Si vous appelez « antisionisme » la critique de la politique israélienne, je vous réponds que tout le monde a le droit de le faire comme pour n’importe quel pays. En revanche, si vous appelez « antisionisme » – ce qu’il est au fond – la critique du principe d’existence de l’États d’Israël, la mise en cause de sa légitimité, alors je vous réponds que c’est de l’antisémitisme.

Ne diabolisons pas Israël, ne diabolisons pas Sharon. Sharon n’est pas Saddam Hussein, il n’y a pas de camp de concentration, pas de gazage de la population palestinienne, pas de charnier. Cette deuxième Intifada, c’est 1000 morts israéliens, 2000 morts palestiniens ; c’est beaucoup, c’est trop, mais c’est sans comparaison avec les vraies guerres sanglantes oubliées : en Angola depuis 35 ans, au Burundi depuis 30 ans, au Sri Lanka depuis 30 ans… Il y a quelque chose de dégueulasse dans la manière dont Israël est traité. Dans la presse ? Non. Moins dans la presse que dans l’opinion ; cette chose dégueulasse puise dans le répertoire, le lexique, l’imaginaire de l’antisémitisme : cette idée que Sharon est le coupable absolu, l’incarnation du diable, le criminel par excellence.

Compétence universelle : « Un gâchis pour la Belgique »

Le projet de modification de la loi de compétence universelle, concocté ce week-end par les partis associés à la formation du gouvernement, est un gâchis pour la Belgique et les droits de l’homme. Les protagonistes se sont ridiculisés deux fois. Une première fois, en votant une loi ainsi faite qu’elle pouvait donner matière à une interprétation absurde. Une loi qui permet d’incriminer aussi bien les génocidaires rwandais que Bush père ou fils est ridicule, mal faite. N’en déplaise à une certaine gauche : Un génocide est un génocide ; la guerre du Golfe était une guerre, pas un génocide.

Ils se sont ridiculisés une seconde fois par cette modification navrante, cette manière de jeter le bébé avec l’eau du bain, dans la précipitation, entre deux gouvernements. Car l’intention était noble – un pays d’Europe où on pouvait enquêter sur des crimes de génocide, c’était magnifique, aussi important que la Cour internationale de La Haye, c’était un vrai progrès. Le procès Rwanda a été une leçon de démocratie.

En revanche, limiter l’application de la loi aux victimes belges et aux auteurs belges de génocides, c’est évidemment grotesque. Il n’y a pas beaucoup de Belges coupables de génocide et encore moins de victimes belges, vous ne croyez pas ?

Il aurait été possible, il est peut-être encore possible de s’en sortir par le haut, en limitant les effets pervers de la loi. Comment ? En mettant en place un système de sanctions face aux mises en cause calomnieuses, aux abus de procédure, aux usages idéologiques de la procédure, aux règlements de compte politiques. Il est très important qu’une telle loi, qui sanctionne les crimes les plus graves, ne puisse servir de tribune aux militants de la cause palestinienne pour incriminer Sharon ; aux militants de la cause israélienne pour incriminer Arafat ; aux militants de l’antiaméricanisme pour incriminer Bush.

Romanquête : « Le roman est en crise »

Un « romanquête. C’est ainsi que Bernard-Henri Lévy qualifie son livre. Les faits, rien que les faits, et l’imagination pour les suppléer quand ils font défaut… Le philosophe se défend d’une remise en cause du travail de journaliste. Au contraire ! Il profite de son passage pour saluer le travail du Soir en Afrique ! J’ai eu envie de faire un peu votre métier, mais ce n’est pas parce que vous le faites mal ! Les liens entre le journalisme et la littérature ne datent pas d’hier ! Malaparte pensait que le journalisme était le genre littéraire majeur. Sartre disait que le modèle littéraire, c’était l’écriture journalistique. Hemingway a lui aussi été un très grand journaliste. Et Michel Foucault, quand il était devenu correspondant pour le Corriere della Serra, voulait être un « journaliste transcendantal ». Il y a toujours eu une vieille tentation des écrivains, surtout américains et français, de se frotter à la grande colère des faits.

Confusion des genres ? Il s’en défend. En s’aventurant sur le terrain journalistique, BHL veut croire que les écrivains trouveront matière à ressourcer la littérature. Le roman occidental est en crise depuis longtemps et il est probablement aujourd’hui à la fin de cette agonie. Le face-à-face entre le roman traditionnel, mauriacien, et le roman d’avant-garde, formaliste, a produit tous ses effets. Pour sortir de cette impasse, la littérature devra se confronter à cette réalité-là. Ce n’est pas de l’intimisme, du nombrilisme des romans narcissiques que viendra la sortie de crise ! Bernard-Henri Lévy veut croire que d’autres, en même temps que lui, travaillent dans le même sens. Frédéric Beigbeder fera bientôt paraître un livre étonnant sur le 11 septembre. Il est sain que le monde littéraire s’empare ainsi de l’Histoire. Pour moi, le XXIe siècle a commencé avec trois coups, comme au théâtre : la mort du commandant Massoud, le 11 septembre et l’assassinat de Daniel Pearl – trois fois matière à roman.

Le philosophe ne veut pas assumer tous les péchés du monde. Qu’on ne lui dise pas que le « romanquête » risque de décrédibiliser une presse dont l’image a déjà été écornée par un sévère pamphlet dans Le Monde (Pierre Péan, La face cachée du « Monde », Mille et une nuits) et par deux affaires de « bidonnage » au New York Times. Le Monde et le Times ont de très grands journalistes d’investigation dont je n’ai pas du tout l’impression que l’image ait été « écornée ». En revanche, nous ne faisons pas le même métier. Je vous rappelle que je suis un écrivain. Et que, de ce fait, je fonctionne peut-être davantage à l’intuition, aux hypothèses. Mon espoir, bien sûr, c’est que les deux métiers puissent se relayer…


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