Bernard-Henri Lévy nous avait déjà donné, avec son avant-dernier livre, véritable tour du monde des guerres oubliées et de leur barbarie silencieuse, un avant-goût de sa maestria, qui éclate dans son dernier ouvrage, Qui a tué Daniel Pearl ? : journalisme épique, reportage métaphysique, contre-plongée en abîme dans le gouffre de notre nouveau siècle, il y a un style absolument original, celui d’un Joseph Kessel qui aurait lu Lévinas et Cioran, d’un baroudeur ethnologue et moraliste qui parvient en peu de mots très ajustés à nous communiquer sa peur, celle des vrais courageux qui y vont quand même, sa compassion toujours, son amusement parfois. Il y a même, dans l’enchâssement de poupées gigognes qui constitue le récit, un petit roman d’espionnage complet aux dialogues espiègles et désopilants à force d’horreur qui évoque irrésistiblement John Le Carré.

Mais au-delà de ce principe de plaisir, qui fait de Qui a tué Daniel Pearl ? une lecture à la fois haletante et délicieuse, l’importance de cet ouvrage tient avant tout à la gravité de son sujet, à l’enquête consistante et tenace qui y est menée, et enfin à ses terrifiantes conclusions que j’avais pour ma part esquissées plus brièvement, mais sans les appuyer de preuves aussi irréfutables. Le Pakistan est bien aujourd’hui la clef de toute la stratégie du terrorisme islamiste mondial, l’objectif final de l’attentat du 11 septembre 2001, et bientôt le point nodal de la crise paroxystique que traverse le monde musulman aujourd’hui. La force du témoignage de Bernard-Henri Lévy est – au lieu de nous assener son analyse – de nous prendre, en romancier accompli, par la main pour nous guider vers cette terrible vérité à travers un véritable parcours initiatique constitué de portraits psychologiques qui sont autant de doubles successifs de l’auteur.

Tout d’abord le martyr, Daniel Pearl, la quintessence du journaliste intrépide devant le danger, convaincu que sa recherche du vrai et de l’inconnu constitue le meilleur des talismans, le mettant à l’abri des forces du mal. Juif affirmé mais sans la moindre ostentation, il mourra avec un courage exemplaire en rendant hommage, au détour d’une profession de foi extorquée par ses ravisseurs, à son grand-père. Cette première plongée biographique nous projette vers le haut, vers l’engagement le plus pur et le plus émouvant. La faute spirituelle du manichéisme ne tient pas à ce qu’il exalte la lumière exagérément, mais bien davantage à ce qu’il divinise les ténèbres.

Bernard-Henri Lévy ne tombe nullement dans ce travers, car l’assassin qui a confessé son crime publiquement devant le tribunal, Omar Sheikh, nous apparaîtra peu à peu comme un être de plus en plus sympathique : cet élève doué du système scolaire britannique, cet étudiant sans peur et sans reproche de la London School of Economics qui se lance dans le jeu d’échecs et la compétition de bras de fer à la Silvester Stallone, sponsorisé et entraîné par un copain juif de l’East End, est en réalité un second double, plus trouble mais nullement étranger à l’auteur. Ne se sont-ils pas retrouvés tous deux en Bosnie à la même époque tragique ? Ainsi le destin troublant d’Omar Sheikh ne va pas s’éclaircir. L’homme n’est pas un convulsionnaire, un fanatique ébloui puis aveuglé par une révélation trop violente, une de ces âmes faibles tentées par le suicide religieux. Hélas, et plus prosaïquement, il est un de ces jeunes hommes doués que ciblent systématiquement les services secrets pakistanais dans leur politique de recrutement. La mort de Daniel Pearl apparaît ainsi non comme le meurtre ritualisé d’un groupe de sicaires, mais plutôt comme le geste délibéré d’une fraction des services secrets pakistanais, adressé sûrement à leurs interlocuteurs américains, mais peut-être aussi au président Parviz Musharraf, lui-même, dont le pouvoir n’est nullement assuré à ce jour. Et ici le récit bascule entièrement, comme dans le célèbre film de Francesco Rosi consacré à l’affaire Mattei, où tout d’un coup l’enquête policière s’interrompt pour déboucher sur la haute politique ou plutôt sur ce qu’un historien canadien de l’affaire Kennedy avait baptisé « deep politics » – la politique profonde où se mêlent conspirations mafieuses, attentats exquis et combinaisons politiques classiques.

Les services secrets pakistanais, l’ISI, et à travers eux une armée pléthorique dont ils sont le véritable cerveau moteur, ont littéralement muté comme un virus à travers le djihad afghan depuis 1980. Leur longue collusion avec les islamistes afghans et arabes les plus durs a abouti in fine à l’émergence d’un vaste tissu conjonctif qui relie parfaitement les uns et les autres : groupes terroristes opérant contre l’Inde au Cachemire ou contre Massoud en Afghanistan, cellules de réflexion et d’initiation partagées comme le mystérieux mouvement al-Fukrah, qui semble avoir été un des centres cachés d’Al-Qaïda, madrassas aux sous-sols profonds qui abritent encore Oussama Ben Laden et les siens, agents doubles comme l’est devenu Omar Sheikh à un moment de son existence et intermédiaires très haut placés, comme l’ancien patron de la guerre afghane, le général Hamid Gul, et ses amis si proches, les généraux Mahmoud Ahmad, Mohammed Aziz, chefs successifs de l’ISI et défenseurs irréductibles des talibans. Pour obtenir l’éloignement de Mohammed Aziz des services et y placer son homme lige, Ehsan Ul-Haq, Musharraf a dû placer ce dernier à la tête de l’état-major de l’armée. On connaît la suite révélée par la CIA au journaliste d’investigation Seymour Hersh : c’est la même armée pakistanaise qui a transmis à la Corée du Nord, après le 11 septembre, la matière fissile nécessaire à la confection de sa nouvelle bombe. Il se pourrait bien qu’une même démarche ait été suivie vis-a-vis du programme nucléaire iranien. Mais il y a pire encore : le chef du programme nucléaire, Abdul Qadir Khan, est encore un grand sympathisant d’Al-Qaïda et l’un de ses adjoints principaux, l’ingénieur général Bachiruddin Mahmoud, écarté de la direction du CEA pakistanais en 1999, avait rencontré en 1999, avait rencontré Oussama Ben Laden à deux reprises en août 2001, un mois seulement avant la grande offensive – une première fois à Peshawar, une seconde fois à Kaboul en compagnie de Hamid Gul.

« Il flotte sur ces villes une odeur d’Apocalypse », écrit Bernard-Henri Lévy. Je ne doute pas pour ma part, après cette lecture, que l’arène décisive de la guerre commencée le 11 septembre 2001 se situe en effet là, dans ce pays remarquable qu’est pourtant le Pakistan, mais dépourvu d’identité véritable tant le substrat de sa culture demeure indien, le Surmoi islamiste tortionnaire et persécuteur, et, entre les deux, le Moi anglo-iranien des fondateurs laïques et bien souvent chiites ou dissidents ahmedis en proie à une érosion terrible. Et cette crise, fantastiquement grossie dans la vallée de l’Hindus, c’est bien celle de tout l’Islam d’aujourd’hui, égaré entre une assimilation trop rapide face à son environnement extérieur et une nostalgie de son passé mythifié souvent stérile et parfois suicidaire. Ici ce livre devient véritablement visionnaire.


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