Fallait-il revenir sur le cas de ce « professeur » spécialisé dans la négation de l’existence des chambres à gaz ? S’attarder à ces théories débiles, insultantes pour les victimes, insupportables pour les vivants, dont la presse, en leur temps, n’avait que trop complaisamment, déjà, aidé à répercuter l’écho ? Risquer de les ranimer surtout, de leur rendre la parole et de les tirer de ce néant où elles semblaient, ces temps derniers, commencer de retourner ? Alain Finkielkraut, apparemment, a estimé que oui. Il a, en toute conscience et en presque deux cents pages, pris ce risque formidable. Et je dois dire que, lecture faite, je ne puis, pour ma part, que lui donner raison…

On lira dans son livre, d’abord, une fine description de l’époque où a pu éclater 1’« affaire ». De ce climat d’unanimisme, de relativisme sans précédent où devait s’accréditer, avec tant de facilité finalement, une imposture de ce calibre. De cette « génération dégrisée » — la sienne, la nôtre — qui, revenue de toute croyance et rompue à l’art du soupçon, en est à saluer comme un progrès la possibilité de mettre en question la réalité d’un génocide. Et ces pauvres cohortes de mécréants, apôtres du doute pour le doute et de la transgression pour la transgression, à qui il a suffi de lancer : « Le nazisme est un sujet tabou » pour qu’ils répondent en chœur : « Il faut réviser l’histoire du nazisme. »

On y trouvera ensuite un effort, plutôt courageux, pour réinscrire cette « révision » dans notre histoire idéologique. Pour la rapprocher par exemple des bonnes vieilles méthodes staliennes de rectification de l’Histoire. Pour la rapporter, aujourd’hui, à la position de ces « grands » intellectuels travaillant, pareillement, à effacer l’image du génocide du peuple khmer. Bref pour repérer, au cœur même du délire « faurissonien », la marque de très anciennes procédures, familières à l’intelligence progressiste et qui consistent toujours, en fait, quand s’impose l’horreur brute d’un camp, d’un charnier, d’un massacre, à demander d’abord : « A qui profitent les morts ?… »

Mieux, et plus profondément encore, ce qu’il s’attache à montrer c’est qu’il y a, derrière ce délire lui-même, toute une philosophie du Temps et du traitement de l’événement. Que ces « fous » sont aussi de furieux logiciens, acharnés à expliquer l’Histoire et à faire entrer la moindre de ses péripéties dans le moule de leur pensée. Que s’ils nient l’une d’entre elles c’est toujours, en réalité, qu’elle leur est apparue trop énorme, trop incroyable, trop saisissable peut-être pour être vraiment intelligible. En tout redresseur de mort, il y a un hégélien qui sommeille ; qui vit dans la certitude que tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel, réel ; et qui, de l’atroce irrationalité d’un phénomène comme les chambres à gaz, ne peut que conclure, à ce compte, à son irréalité…

En sorte que, peu à peu, pas à pas, accumulant les preuves et les symptômes en tout genre, Finkielkraut en arrive à cette conclusion qui fait le corps même du livre : la « révision » du génocide procède moins d’une démence que d’un comble, d’un excès, d’un débordement de raison ; loin de puiser dans le grand-guignol grotesque d’on ne sait quel néo-nazisme, c’est dans l’ordinaire de notre culture qu’elle trouve son inspiration ; ses promoteurs eux-mêmes n’ont rien de ces brutes blondes, nostalgiques de la croix gammée, que s’est plu à imaginer une bien commode rumeur ; car la vérité, terrible, inattendue, mais qui découle de ce qui précède, c’est que c’est à gauche, sur des thèmes de gauche, dans une langue de gauche ou d’extrême gauche, que toute l’immonde affaire est venue s’organiser.

En doute-t-on ? Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir la petite galerie de portraits du « faurissonisme » de choc. Le militant anti-impérialiste, d’abord, qui ne veut pas connaître d’autre foyer à la barbarie moderne que celui des États-Unis. Qui ne comprend pas, du coup, quel intérêt les États-Unis auraient bien pu avoir au gazage de six millions de juifs. Et qui, troublé, alors, par l’incongruité de l’événement, n’a de cesse de le réduire, de l’asservir, presque de le « punir » de tant d’effronterie. C’est à peu de chose près la démarche de Noam Chomsky. La raison de la honteuse préface qu’il a donnée à Faurisson. Et l’origine du mouvement par quoi, croyant accabler Reagan, il travaille à banaliser Hitler.

Le militant révolutionnaire ensuite, convaincu qu’il n’y a pas de pire destin que celui de prolétaire ; que le martyre d’un juif à Treblinka ne peut, par définition, être plus insoutenable que celui d’un ouvrier à la chaîne ; que si l’on insiste tant sur l’un c’est peut-être, en réalité, pour occulter le second et retarder son explosion ; et que le meilleur moyen, alors, de hâter la Révolution est sans doute de dissiper cette grande ombre que porte, sur la guerre sociale réelle, le spectre de six millions de cadavres imaginaires. C’est le cas de ces gauchistes cette fois, rescapés de Socialisme ou Barbarie ou d’ailleurs, et qui, regroupés aux Éditions de la Vieille Taupe, ont publié les manifestes du mouvement « révisionniste ».Et c’est au nom de cette logique exactement, par amour du prolétariat plus que par haine du peuple juif, qu’ils en sont venus à défendre la mémoire du IIIe Reich.

De même encore, ces sympathiques libertaires, qui ne se soucient eux, apparemment, que de prêter leur voix aux oubliés de l’Histoire ; qui aimeraient bien, par exemple, que l’on parle un peu plus, parfois, de ces milliers d’homosexuels immolés, eux aussi, à la barbarie nazie ; qui sentent pourtant, disent-ils, qu’il faudra pour cela détrôner les juifs, leur enlever ce privilège de la souffrance, briser ce monopole de la compassion ; et qui, à ce régime, se retrouvent un beau matin dans la peau de salopards ricanant, entre deux bassesses, qu’ils n’auraient pas voulu « vivre dans le baraquement où Simone Veil était kapo ».

Et j’allais oublier enfin — quatrième figure — le militant tiers-mondiste, partisan de la cause palestinienne, qui vient ajouter à toute cette jolie machinerie le poids de la haine d’Israël. Car c’est ainsi, dit Finkielkraut, que les choses finissent toujours. Dans l’insinuation odieuse que les six millions de victimes ne sont rien, en définitive, que l’alibi de l’Etat hébreu. Dans le glapissement de l’antisioniste hurlant que ce calvaire dont on lui rebat tant les oreilles semble fait tout exprès pour étouffer la voix des vraies victimes. Et dans la boucle qui se boucle alors, quand les plus audacieux, franchissant le dernier pas, et réécrivant l’histoire des juifs à la lumière de leur combat, déclarent que les choses, effectivement, ont été ainsi fomentées : et que tant de chair juive partie en cendres et en fumée n’était rien que l’invention, atroce, d’un peuple de bourreaux.

C’est à ce point, je crois, que l’analyse de Finkielkraut trouve sa plus magistrale pertinence. Il se garde bien de dire, en effet, que nous sommes parvenus, déjà, à ce dernier degré avant l’horreur. Loin de lui — et de moi — l’idée d’insinuer qu’il suffit d’être libertaire, révolutionnaire, antisioniste, anti-impérialiste, pour participer à l’odieuse entreprise de révision. Mais ce qu’il nous dit, en revanche, c’est qu’il y a dans ces quatre figures, même ébauchées et inachevées, quelque chose de troublant, de profondément inquiétant. C’est qu’apparaît ainsi, au fil de l’analyse, la trame d’un étrange discours de haine, de violence, de mépris. Et tout se passe comme si, parti sur les traces de l’énigme faurissonienne, il découvrait chemin faisant le filigrane de ce qu’il faudra, un jour, se décider à appeler un nouvel antisémitisme.

Cet antisémitisme en effet n’a plus grand-chose à voir, par exemple, avec la vieille tradition des pogroms catholiques. Il se moque éperdument de cette logique de « surenchère », nouée d’une « alliance » à l’autre, et qui embrasa si longtemps les bûchers de l’inquisition. Civil, athée, probablement même anticatholique, c’est à une logique du « mimétisme » qu’il semble obéir désormais. Et s’il fallait lui assigner une origine, c’est du côté d’un paganisme, d’un certain romantisme peut-être, que j’irais plus volontiers chercher : et de cette thématique de la double élection, de la rivalité dans l’élection, de l’incompatibilité supposée entre deux saintetés concurrentes — avec quoi nos libertaires, nos palestiniens, nos ouvriéristes impénitents sont en train, à leur insu, de renouer.

Il a pour propriété, également, ce nouvel antisémitisme d’être presque exempt des formes traditionnelles de judéophobie. De ne retenir à peu près rien des figures caricaturales de la haine d’autrefois. Hypocrite, sournois, de faire du juif, maintenant, le grand accapareur du malheur. Le maître, souverain, au royaume des damnés. Le monarque, absolu, des désastres et des catastrophes. Et, par un retournement tout de même très singulier, cet être de pure fiction à qui l’on ne reproche plus que son insistance, hors de saison, à revendiquer les titres d’une imaginaire malédiction.

Aussi prétendra-t-il parler, lui, à l’inverse, au nom des vrais damnés, des victimes authentiques. La douce langue des minorités, du droit à la différence. Ce sera, nous dit-il en substance, comme une aurore, une épiphanie de martyrs que libérera enfin la mort du « judéocentrisme ». Comme une résurrection des corps, des voix, que l’insupportable « arrogance juive », aurait si obstinément tenus sous le boisseau… L’effacement des chambres à gaz n’aura sans doute pas lieu, dit Alain Finkielkraut au terme de son livre : mais ce qui a d’ores et déjà eu lieu, en revanche, c’est l’adjonction d’une nouvelle page à l’inépuisable bréviaire de la haine.


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