Lundi

Je me demande si l’on a raison d’attacher tant d’importance à l’éclat de Jacques Delors, hier soir à la radio. S’il est aussi réel qu’on le dit, ce risque de « radicalisation » auquel il est censé faire barrage. Et si, surtout, à force de nous polariser là-dessus, nous ne sommes pas en train de passer, très tranquillement, à côté des enjeux, des problèmes, des périls vrais de l’heure.

Par exemple ? Eh bien, par exemple, l’éclat plus discret de Jean-Pierre Chevènement retrouvant, au même moment, le maurrassisme de sa jeunesse pour opposer les forces de la « Nation » aux miasmes de l’« Argent ». La troublante dérive d’un Régis Debray, cet ex-marxiste reconverti dans le barrésisme, qui nous chante maintenant les sombres prestiges du sang, des morts, de leur terre. L’extraordinaire naturel encore avec lequel un Jack Lang, pour répondre à l’une de mes chroniques, reprenait, l’autre semaine, la douteuse antienne de l’intellectuel décadent, coupé de la saine jeunesse de son pays, et rédigeant ses articles sur une table de bistrot de Saint-Germain-des-Prés.

Ce sont des exemples, bien sûr. Mais je pourrais en donner beaucoup d’autres. Et je crois que s’il y a un danger aujourd’hui, c’est d’abord là qu’il est. Dans ces parfums d’obscurantisme qui flottent dans l’air du temps. Dans ce petit air de régression qu’ont tant de discours officiels. Dans ce retour de la droite, en un mot, au cœur de la pensée, des têtes mêmes de la gauche… Le clivage décisif n’est peut-être pas, alors, celui des « durs » et des « modérés » dont on nous rebat les oreilles ce matin encore. Mais celui de cette droite d’un côté, et des forces qui, sous pavillon socialiste, conspirent aux travaux de la réaction ; et des antifascistes conséquents de l’autre, qui, comme Delors sans doute d’ailleurs, incarnent la gauche authentique où, personnellement, je me reconnais.

Mardi

Oui bien sûr, je sais l’impressionnante série de forfaits que l’on serait en droit d’imputer à mon ami Philippe Sollers. La mauvaise grâce qu’il a toujours mise, par exemple, à se plier aux rites, aux habitudes de la tribu. Son incapacité, notamment, morbide et assez « décadente » elle aussi, à communier si peu que ce soit dans les vraies religions — raciste, antisémite — où la France profonde, elle, se plaît à se retrouver. L’inqualifiable rêve qu’il a même caressé un jour et auquel je le soupçonne de n’avoir jamais tout à fait donné congé, d’être le premier grand écrivain de l’histoire de notre littérature, à renoncer délibérément, publiquement, solennellement, à la nationalité française. Dans son travail littéraire même, et à l’heure où le plus élémentaire civisme exigerait de parler, de penser, de chanter plus français que jamais, comment pardonner cette criminelle prétention à croiser, à greffer, à parler toutes les langues à la fois ? Et j’allais oublier, enfin, l’habileté diabolique avec laquelle, des marges du P.C.F. aux confins du maoïsme, d’un matérialisme sans réserve à sa douteuse passion pour un pape polonais, il a toujours su s’installer en ce point très précis où, dans un état donné du monde, le levier de la liberté a le plus de chance de porter.

Tout cela, je le sais donc. Et pourtant, qu’on me pardonne, mais au risque d’aggraver son cas, je ne résiste pas à la tentation de recommander de lire de toute urgence la dernière livraison de Tel Quel : on y trouvera d’éblouissantes interventions sur Picasso, Sade ou Baudelaire ; un fragment de Paradis, bien sûr, dont j’ai assez dit, ailleurs, à quelle hauteur je le plaçais au panthéon de la modernité ; et, au total, le seul lieu véritablement vivant où, par les temps qui courent, s’élabore cette pensée, cette culture antifascistes dont j’évoquais hier la si impérieuse nécessité.

Mercredi

Au chapitre de l’antifascisme toujours, je lis dans le Canard enchaîné de ce matin un article très étrange. On y apprend en effet que Sartre, sur le tard, fut pris d’une folie douce qui le porta vers la Torah, le Talmud et le judaïsme en général. Qu’un couple satanique était là, sournoisement tapi dans l’ombre, dont l’un — Lévi — se chargeait de le dépouiller de sa pensée et l’autre — « Elkaïm » — de le délester de ses droits d’auteur. Et que le meilleur moyen, enfin, de comprendre les rapports de ladite « Elkaïm » à sa malheureuse victime, est de les comparer à ceux de Nietzsche avec sa sœur, la fameuse Elisabeth Förster dont nul n’ignore qu’elle fut surtout une furieuse doctrinaire nazie.

La comparaison est ignoble ? Je crains malheureusement qu’elle n’exprime à sa façon le sentiment dominant. Ce malaise, que l’on sent un peu partout à l’idée que le prestigieux philosophe ait pu, au soir de sa vie, trouver plaisir à ces vaines et obscures études talmudiques. Ce scandale, cet insupportable esclandre de notre Voltaire, de notre Hugo ne trouvant rien de mieux à faire, pour clore son œuvre, que de l’ouvrir sur ces abyssales spéculations judaïques. Le Talmud, le Zohar dans le cercueil de Sartre ? Le fait est que, finalement, et si l’on y réfléchit bien, il n’y a à peu près personne pour songer à expliquer ce mystère autrement que par la clinique — hypothèse du gâtisme — ou par la sorcellerie — le satanique Benni Lévi acharné à posséder le vieillard.

Jeudi

Si j’ai bien compris la lettre de Georges Fillioud, la télévision française a eu raison d’aller à Manille. Dans le reportage qu’elle en a rapporté, la « véracité des faits » est absolument « indéniable ». La « qualité de la réalisation », de son côté, est également « irréprochable ». Seulement voilà, la seule « erreur » qu’elle ait commise fut d’employer des journalistes pervers, « malsains », un rien « provocateurs » et habités par des « démons » qui les poussent vers les sujets les plus « scabreux ».

Je passe sur le fait que, dans la France socialiste, les aspects les plus bouleversants de la misère du tiers monde sont jugés trop « scabreux » pour être dénoncés devant l’opinion publique. Je passe aussi sur le fait qu’un ministre de la Communication, pour insulter des journalistes, utilise le trouble vocabulaire démonologique dont un hebdomadaire satirique faisait usage, hier, à propos de l’affaire Sartre. Car ce qui me frappe le plus dans tout cela, c’est le fond de vertu, de bienséance, de puritanisme naïf et bête qui s’y révèle crûment ; et dont j’ai bien peur qu’il ne soit très près, déjà, de ce qu’en d’autres lieux, en d’autres temps, on eût appelé l’ordre moral.

Vendredi

Il s’appelle Jacobo Timerman. Il est juif. D’origine argentine. Rescapé d’une longue saison dans les salles de torture de Buenos Aires. Et il est là, à Paris, où Marek Halter avait lancé la campagne de solidarité avec lui, pour raconter, pour témoigner.

Son pays, bien sûr, et ces minces, ces imperceptibles glissements qui font qu’une société, peu à peu, pas à pas, en une atroce et inexorable fidélité à quelques-unes de ses plus familières pentes, se réveille un beau matin sous la botte totalitaire.

Les juifs de ce pays, bien sûr aussi, cette grande diaspora d’hommes, de femmes, d’enfants, qui vivent à nouveau, comme il y a cinquante ans, et dans une indifférence égale à celle de jadis, à l’heure des imprécations de Goebbels et des beuglements de la bête nazie retrouvée.

Cette indifférence alors, et le pesant, l’atroce silence qui se fait quand, à Paris, à Madrid, à New York, à Tel Aviv même, une voix s’élève pour témoigner et rappeler cette évidence simple que, si l’holocauste finit à Auschwitz, il commence avant, bien avant, dans le silence justement.

Et puis, à ce point, il s’arrête. Il me demande simplement, d’une voix soudain très lasse, ce que peut faire un homme seul, juif, sioniste, indépendant de tout parti et en guerre contre toutes les terreurs. Et, comme j’hésite à répondre : « Cet homme-là, mon ami, est un homme de trop sur cette terre. »

Samedi

Andrei Sakharov, lui, n’est assurément pas ce que Jacobo Timerman, hier, appelait un juif ou un sioniste. Mais il me semble que là-bas, au fond de son exil ou maintenant de son hôpital, il ne doit pas être très loin lui non plus de se sentir « en trop » sur cette étrange planète. Il me paraît difficilement possible d’être plus seul, plus parfaitement esseulé que cet absolu dissident que même les médecins, à Gorki, refusaient, hier encore, de soigner. Et, songeant à tout cela, à tant de solitude, à l’humaine fourmilière qui vaque tandis qu’il lutte et se meurt, je me demande si, au fond, la seule image qui convienne à cette manière de sainteté n’est pas celle, derechef, de ces prophètes qui, jadis, l’âme grevée déjà de toutes les âmes du monde, « plaidaient pour rien, œuvraient pour le néant, parce qu’ils avaient leur droit auprès de Iahvé ».

Dimanche

Longtemps la nouvelle droite s’est nourrie des indulgences de l’intelligentsia libérale. Elle prospérait dans des débats oiseux dont le seul principe suffisait à sa respectabilité. A droite jusqu’à gauche, c’était à qui s’empresserait le mieux pour admirer la culture de ses hérauts, saluer leur esprit de dialogue ou leur décerner même, parfois, des brevets de démocratie. Et la France, à ce rythme, devenait un pays où, à l’aube des années 80, des idées aussi singulières que l’eugénisme, l’aryanisme ou le racisme apparaissaient au fil des mois comme banales, normales et presque déjà convenables.

Eh bien, force est de constater que toute cette petite mécanique vient aujourd’hui de se détraquer. Pour la première fois, en effet, et à l’occasion d’un colloque sur l’Alternative au socialisme, des intellectuels se sont décidés à prononcer l’excommunication majeure. Ensemble, des libéraux français, des conservateurs américains, des dissidents russes comme Vladimir Maximov ont choisi de proclamer que les thèses d’un Louis Pauwels ne sont pas tout à fait, justement, des thèses comme les autres. Quoi qu’il arrive, l’événement massif est là, qu’on aurait tort de mésestimer : dans cette ligne de démarcation enfin tracée, et désormais ineffaçable, autour d’une des figures de la pensée barbare de ce temps.

Je ne suis pour rien, on s’en doute, dans cette ténébreuse affaire. J’ai été le premier surpris, je l’avoue, de ces lucidités tardives et parfois même un peu forcées. Je ne comprends même pas très bien par quel glorieux miracle des hommes qui, il y a quelques mois encore, dénonçaient mon « hystérie » peuvent se retrouver à présent sur mes positions d’alors. Mais on permettra néanmoins à l’auteur du Testament de Dieu de ne point bouder tout à fait, au terme de cette semaine un peu noire, l’innocent et menu plaisir de se sentir enfin, et sur ce point, entendu.


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