Bernard-Henri Lévy : « Le projet européen peut se fracasser »

« J’ai ressenti la nécessité d’écrire ce manifeste car les prochaines élections européennes, en mai, s’annoncent historiques. L’Europe, projet politique, peut définitivement se fracasser. Les populistes – mot doux pour qualifier des néofascistes – peuvent constituer un bloc important au Parlement européen. J’ai jugé qu’il fallait un geste fort de ces Européens par excellence que sont les écrivains. J’ai appelé des vieux amis avec lesquels j’ai mené, jadis, la bataille antitotalitaire. Et d’autres, que je connaissais moins, mais que j’admirais infiniment. Et tous, absolument tous, ont dit oui tout de suite et signé. Anxiété partagée. Volonté commune, chacun à sa façon, de dire cette inquiétude et de résister. C’est un début. Un bon début.

Parallèlement, je vais jouer, dans les principales capitales européennes, une pièce que j’ai écrite et que j’actualiserai au gré de l’actualité et des étapes. Ce sera ma manière d’essayer de donner un corps, une chair, au patriotisme européen que ce manifeste propose. L’histoire est née en juin, à Londres, sur la scène du Cadogan Hall, avec un texte qui s’appelait, à l’époque, Last Exit Before Brexit. Mon idée, maintenant, est de sillonner l’Europe. D’aller partout. De faire véritablement campagne dans toutes les villes d’Europe en proie à cette fièvre brune ou rouge-brune. Ce sera un monologue que je jouerai seul en scène et qui sera réécrit en fonction des grands enjeux propres à chacun des lieux où je me rendrai. Ça démarre le 5 mars à Milan, chez Salvini et Di Maio. J’irai à Gdansk, la ville de Pawel Adamowicz, le maire assassiné, et j’essaierai de faire de ce moment de théâtre un moment de deuil, de recueillement et de célébration du grand homme d’Europe qu’il était. Et ça se terminera, vingt villes plus tard, au Théâtre Antoine, à Paris, où l’enjeu sera de plaider contre notre souverainisme national, entre autres celui du gang Le Pen. Sartre disait que le théâtre est le genre politique par excellence. Je le crois aussi. Et je m’en vais prendre mon bâton de pèlerin car, là, il y a le feu. »

Jens Christian Grøndahl : « La mondialisation a entraîné une inquiétude qui s’est muée en colère »

« On voit bien que la démocratie est menacée partout. Aux États-Unis avec Trump, en Grande-Bretagne avec le Brexit, en Pologne et en Hongrie, mais aussi en France où le conflit des gilets jaunes semble refléter l’angoisse des classes ouvrières partout en Europe. Même au Danemark, beaucoup sont désenchantés par rapport au projet européen. C’est la première fois que je vois une partie de la population perdre espoir. On était une société construite sur l’idée du progrès social, mais la mondialisation a entraîné une inquiétude qui s’est muée en colère. Les problèmes d’intégration menacent notre esprit de communauté. On se demande si l’on peut intégrer des citoyens avec des cultures aussi différentes en matière de mode de vie ou d’égalité des femmes. Chez nous, on a du mal à faire la distinction entre l’identité culturelle et les principes partagés de la démocratie. Depuis un an, le gouvernement essaie d’intéresser le plus possible la population aux enjeux européens car il sait qu’il n’y a pas de solution nationale, ni pour l’économie, ni pour l’immigration. Mais on a toujours peur de l’euroscepticisme.

Il va y avoir des élections au Danemark cette année et il est à craindre que la droite europhobe prenne le pouvoir. L’ignorance et les fake news sont en train de détruire le rêve européen. L’Europe a laissé de côté la question sociale, par conséquent les peuples s’en sont détournés et se concentrent désormais sur les thèmes nationaux. L’Europe s’est focalisée sur les sujets purement économiques et financiers, elle n’a pas su mettre en valeur la nécessité historique. Ce qui me fait le plus peur, c’est la montée du racisme et de l’antisémitisme. Au Danemark, on a été fiers de sauver des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aujourd’hui des amis juifs ont peur de sortir dans les rues de Copenhague avec leur étoile de David ou leur kippa. J’ai honte ! »

Ian McEwan : « Le pire mensonge que l’on entend chaque jour, c’est que “le peuple a parlé” »

« Au Royaume-Uni, on se recroqueville à l’approche de l’effroyable tempête annoncée. Le drame, c’est que le système météo tout entier s’est déréglé et qu’en Europe et aux États-Unis, le ciel s’obscurcit aussi. Les raisons de la tragédie britannique sont à chercher bien plus dans son histoire que du côté de l’Europe. Un mouvement autoproclamé “anti-élitiste” a fini par retourner 37 % de la population. Ce mouvement comprend des milliardaires, des actionnaires de hedge funds, des propriétaires de journaux et des diplômés du collège d’Eton. A les entendre, il faudrait déréguler tout ce qui protège l’environnement, l’ouvrier et le consommateur. Mais ce qui les anime surtout, c’est une conception romantique du nationalisme, avec une pointe de xénophobie et de nostalgie pour le vieil Empire. A notre référendum, on ne pouvait répondre que oui ou non alors qu’il y avait un millier de réponses possibles, et le drame c’est que l’on n’y comprend plus rien. Le pire mensonge que l’on entend chaque jour, c’est que “le peuple a parlé”. Mais près de deux tiers des électeurs n’ont pas voté pour quitter l’Europe ! Comme dans une tempête, nous nous retrouvons coincés entre une cheffe inflexible, secrète, partisane et insupportablement pieuse, Theresa May, et un leader de l’opposition tout autant inflexible et secret qui incarne la vieille opposition de l’ultra-gauche à une Europe présentée comme une cabale néolibérale corrompue. Voilà la cage que nous nous sommes construite. Personne, aujourd’hui, ne sait comment en sortir. »

Anne Applebaum : « L’Internationale nationaliste est devenue une réalité »

« Alors que leurs trolls et militants conspirent ensemble depuis longtemps dans le cyberespace, les nationalistes européens coopèrent désormais dans la vraie vie. Salvini, Kaczynski, Strache, Orbán et Le Pen planifient ensemble leurs campagnes électorales pour les élections européennes. L’Internationale nationaliste est finalement devenue une réalité. Mais nous savons déjà où mènent leurs actions destructives. Le précurseur de ce mouvement, le nihiliste anti-européen Nigel Farage, a conduit le Royaume-Uni vers le Brexit. Il n’avait pas non plus de projet positif. Il a aussi utilisé son salaire de parlementaire européen pour torpiller l’institution. Avec, pour résultat, la pire crise politique et constitutionnelle que le Royaume-Uni ait connu depuis des décennies. La même destinée attend le reste de l’Europe si les discordants échouent à s’unir et à convaincre la nouvelle génération des bénéfices de l’Union. La majorité des Européens veulent rester, travailler et défendre ensemble les valeurs démocratiques dans un monde toujours plus dominé par les dictateurs. Mais si nous n’agissons pas de concert, nous courons à la défaite face à une minorité motivée et en colère.

Nous, la majorité, devons reprendre la main dans le débat, en décider les thèmes et les termes. Sans cela, cette élection européenne risque bien d’être l’une des dernières. »

Mario Vargas Llosa : « Une Europe unie profitera autant aux Européens qu’au reste de l’humanité »

« J’ai signé cet appel car je crois que la construction de l’Europe est aujourd’hui le projet le plus ambitieux de la culture de la liberté. Il est fondamental que l’Europe, où sont nés la liberté politique, la démocratie, les droits de l’homme et la coexistence dans la diversité, continue à être l’un des grands pôles de développement du monde. Les pays européens, s’ils sont séparés, n’y parviendront jamais, et je crains beaucoup que si, demain, ne subsistent que de grandes entités comme la Chine ou les États-Unis, la culture de la liberté ne cesse plus d’être en danger.

Le “rêve européen” ne sera jamais réservé aux Européens. Au contraire, le meilleur de la tradition occidentale est l’universalisme, c’est d’avoir défendu des droits et des libertés bénéfiques à tous les êtres humains sans exception. C’est pourquoi une Europe unie profitera autant aux Européens qu’au reste de l’humanité.

Les populismes, à commencer par le pire de tous, le nationalisme, sont une réponse tribale à la mondialisation qui produit de l’incertitude et de la peur, avant tout parmi les “tribus” ethniques, religieuses et politiques les plus primitives. Elles mettent en cause la culture de la liberté. Il est indispensable de les affronter et de les vaincre avec les armes pacifiques de la raison et du vote. »

Salman Rushdie : « C’est le moment de se lever et de compter nos forces »

« Les dangers qui menacent l’Europe sont évidents partout : au Royaume-Uni, où la folie du Brexit est en train d’atteindre un sommet d’incompétence ; en France, où une alliance macabre est en train de se nouer entre l’extrême droite et l’extrême gauche ; en Hongrie, en Pologne, en Italie… partout et, ce qui rend la situation pire encore, même aux États-Unis où résonne la voix méprisable de Trump. C’est le moment de se lever et de compter nos forces. C’est le moment d’affirmer que l’Europe est importante, que la civilisation européenne est importante et que, si l’Europe se délite, l’obscurité va tomber sur le continent. »

Leïla Slimani : « On a échoué à construire une Europe des âmes »

« Je suis inquiète quand je vois ce qui se passe en Italie, en Autriche, en Pologne. Ce qui m’atterre surtout c’est que, il y a quatorze ans, quand j’étais à Sciences-Po, on rêvait tous de l’Europe ! On rêvait tous d’être fonctionnaires européens ! On rêvait tous d’Erasmus qui permettait de mesurer nos ressemblances et non nos dissemblances ! Aujourd’hui, c’est presque à la mode d’être contre l’Europe, j’ai l’impression que nous sommes passés définitivement dans une ère post-nationaliste. Depuis l’époque où je faisais mes études, rien ne s’est passé comme prévu. Le projet européen, c’est vrai, n’est pas parfait, il y a un déficit démocratique évident. On a échoué à construire une Europe des âmes. On a tant voulu maîtriser le projet qu’il est devenu trop technocratique, trop froid. Et il faut entendre le fait qu’on ne bénéficie pas tous de l’Europe de la même façon, il faut entendre ceux qui considèrent le projet incompréhensible. Mais, face aux dangers qui nous guettent et aux risques de guerre, on doit essayer de se comporter de façon plus intelligente. »

Roberto Saviano : « La paix, le plus grand patrimoine de cette Europe »

« Aujourd’hui, le paradoxe est que le souverainisme et le populisme ne laissent pas d’espace aux raisonnements. Les souverainistes veulent conquérir l’Europe en disant non à cette Europe, non à l’Europe des banques, oui à l’Europe des nations. Le jeu des populistes est simple : nous ne voulons pas de cette Europe, nous en voulons une autre. Comme c’est facile.

Ces dernières années, nous, nous n’avons pas eu la force de démontrer, de réaffirmer que l’Europe nous a apporté soixante-dix ans de paix et un modèle de vie très différent de celui des États-Unis, de la Russie, de la Chine ou de l’Inde. Soixante-dix ans de paix, c’est le plus grand patrimoine de cette Europe. Nous, nous devons dire qu’il y a des choses à changer mais qu’il y a aussi des résultats à garder. Ce seul argument nous place dans une position défensive. Il est difficile de dire “sauvons l’Europe qui ne fonctionne pas et que nous devons changer”. Nous savons qu’il faut la réformer. Nous savons que les principes sur lesquels elle est fondée sont les seuls piliers pour construire les États-Unis d’Europe. Cela signifie la transformer pour qu’elle soit en cohérence avec ses principes.

L’Europe des populistes revient à construire une forteresse pour le nationalisme, l’autoritarisme. Quand Matteo Salvini [le ministre italien de l’Intérieur, ndlr] endosse l’uniforme de la police, il faut dire qu’il s’agit du premier geste autoritaire d’un ministre en Europe. Même Viktor Orbán en Hongrie n’a pas osé. Salvini n’arrête pas de porter l’uniforme. Il ne le fait pas pour une mission exceptionnelle, quand il est en mission à l’étranger ou pour une fête de la police. Il fait passer le message que les forces de l’ordre lui obéissent directement. Et ainsi commence une lente et progressive transformation des institutions en une équipe politique. C’est un risque. Cela n’a pas provoqué une attention particulière.

L’Europe est née avec un grand rêve, la possibilité de s’ouvrir au Maghreb, au Moyen-Orient. Il faudrait pouvoir élargir l’Europe au-delà du concept géographique et, même, au-delà de ses origines. L’idée d’Europe a débuté avec le concept du droit. L’Europe forteresse est son contraire. L’Europe qui devient un territoire où il est aisé d’occulter l’argent sale, comme au Liechtenstein, au Luxembourg, à Malte, en Andorre, est terrible.

Malheureusement, je redoute de nouvelles effusions de sang, de nouveaux gestes autoritaires, de nouvelles arrestations, de nouvelles campagnes racistes, d’infamie dans les prochaines années. Ils feront ouvrir les yeux aux nouvelles générations pour comprendre ce qu’a signifié la paix. Il y a ce dicton : c’est seulement quand tu vois le sang que tu comprends ce que c’est. Et, malheureusement, les nouvelles générations, en se détachant et en s’éloignant du passé, ne savent pas ce qui vient à leur rencontre. »


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