Ainsi un journaliste américain, Evan Gershkovich, a été arrêté en Russie.

Ancien correspondant de l’AFP, puis journaliste au Wall Street Journal, il a été interpellé à Iekaterinbourg, à 1 500 kilomètres à l’est de Moscou.

Et les autorités russes, par la double voix des porte-parole du ministre des Affaires étrangères et du Kremlin, le présentent comme un agent, pris en flagrant délit d’espionnage et risquant vingt ans de prison.

Ses confrères, aux États-Unis et dans le reste du monde, savent bien qu’il n’en est rien.

Ils lisaient, ou lisent maintenant, ses excellentes enquêtes sur le Covid en Russie, les feux de forêt en Sibérie, les miliciens de Wagner, l’isolement politique de Poutine, ou la crise économique où la guerre en Ukraine a fini par plonger le pays.

Et force est donc d’admettre que, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide et l’arrestation, en 1986, d’Ivan Safronov, la Fédération de Russie prend un journaliste américain en otage et se conduit, ce faisant, comme un groupe djihadiste au Liban ou en Syrie.

D’aucuns diront que ce n’est pas une telle affaire, un journaliste, en ces temps où, dans la région, on tue comme on déboise.

Et, s’ils ne le disent pas, peut-être penseront-ils qu’il y a là, comme disait Sartre citant Céline, « un garçon sans importance collective » dont le sort ne compte guère face à celui des millions de femmes et hommes menacés depuis neuf ans que la guerre a commencé.

Ils auraient tort.

D’abord parce que, contre les cyniques, malins et autres agioteurs de destin, on ne rappellera jamais assez l’évidence du mot de Malraux : sans doute une vie ne vaut-elle rien, mais rien ne vaut une vie – surtout quand on a le pouvoir, ici, maintenant, de la sauver.

Ensuite parce que cette arrestation d’Evan Gershkovich n’est pas une arrestation ordinaire mais, encore une fois, une prise d’otage : le passage aux otages, on le sait depuis les guerres médiques et Hérodote, n’est jamais un fait isolé, un caprice, un hasard mais c’est la marque, dans toutes les guerres, d’une montée aux extrêmes – il y a eu le chantage aux réfugiés, au gaz, au blé, au nucléaire ? eh bien, voici un chantage nouveau, un pas de plus dans la terreur, un degré supplémentaire dans l’escalade, ou la descente, vers les enfers où nous entraîne Poutine et qu’il faut impérativement conjurer.

Et, enfin, parce qu’il y a des hommes symboles qui sont, pour leur malheur, plus qu’eux-mêmes et dont le destin, soudain, épouse celui de leur temps : puisse la comparaison n’être pas raison – mais comment ne pas penser, à cet instant, à un autre journaliste, au WSJ lui aussi, sans importance collective lui non plus, qui s’appelait Daniel Pearl et que bien des traits (sa jeunesse bien sûr, mais aussi sa probité, l’amour de son métier, son rapport à autrui, eût-il le visage de l’ennemi, son judaïsme…) rapprochaient d’Evan ? un autre service secret, celui du Pakistan, programma son enlèvement ; il lui fit payer, ce FSB local, le triple crime d’être américain, juif et auteur d’articles qui dévoilaient l’envers du décor d’un pays en passe de livrer ses secrets nucléaires à Al-Qaïda ; et le monde comprit très vite que son calvaire ouvrait, hélas, une nouvelle ère dans l’histoire de la guerre contre l’islamisme radical…

J’espère, encore une fois, que nous n’en sommes pas là.

Mais je regarde les photos d’Evan.

Son beau regard gris et droit, à fleur de peau, qui semble vous fixer… Son air d’assurance juvénile et grave, qu’avaient les héros de Hemingway et, aussi, Daniel Pearl…

Je vois cette image terrible où on l’aperçoit, visage baissé, la capuche de son sweater jaune relevée sur la tête, photographié comme un droit commun ou, de nouveau, comme Daniel Pearl à la veille de son supplice…

Et je me dis que, dans cet État terroriste qu’est désormais la Russie, tout est possible, absolument tout, s’agissant d’un Américain dont les parents sont nés l’un à Odessa, l’autre à Saint-Pétersbourg : un long séjour dans une cellule de la prison de Lefortovo, à Moscou ; comme l’ancien président Saakachvili, dans la Géorgie vassalisée, un empoisonnement aux métaux lourds ; ou, pire encore, le sort de Sergueï Magnitski, collaborateur de l’homme d’affaires américain Bill Browder et torturé à mort, dans sa geôle, en 2009…

De là, en tout cas, trois urgences.

Comprendre que la Russie est un pays où un journaliste libre ne jouit d’aucune sorte de protection légale et en tirer, en conscience, dans chaque rédaction, toutes les leçons.

Ne pas arrêter le « tapage médiatique » dont se plaint comiquement le ministre Lavrov et, Le Monde et Le Figaro au coude-à-coude, ou Le Point et L’Obs, ou même Mediapart et Charlie, tenir l’union sacrée en faveur d’un confrère en danger.

Et puis tout faire, bien sûr, pour tirer Evan de là. Tout. Fût-ce au prix d’un échange amer contre tel espion russe, vrai celui-là, auquel le Kremlin semble tenir. Mais en ne perdant pas de vue que l’on traite avec des barbares ; que l’on parle gastronomie, comme disait l’historien Jean-Pierre Vernant, avec des anthropophages ; et que, s’il y en a bien un qui mérite de finir ses jours en prison, c’est Poutine.


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