Je l’ai déjà écrit, ici même : il se trouve que je connais le Caguan, cette région de Colombie où Ingrid Betancourt a été capturée, il y a presque six ans, et où elle est détenue dans des conditions abominables.

Il se trouve aussi que je connais Ivan Rios, Joaquin Gomez, ces chefs marxisto-mafieux des FARC que j’étais allé, peu avant, interviewer dans leur fief, d’abord pour Le Monde, puis pour mon livre sur les « guerres oubliées ».

Et connaissant cela, ayant passé un peu de temps avec ces vrais preneurs d’otages et faux révolutionnaires, ayant pris la peine d’écouter le discours à la fois dément et, comme souvent, d’une logique implacable de ces communistes tendance escadrons de la mort, il me semble avoir une idée à peu près claire de ce que pourrait être la tentative de la dernière chance visant à libérer Ingrid Betancourt.

Car que veulent, au fond, les FARC ?

Certainement pas de l’argent : ils sont les premiers producteurs de coca au monde ; ils fournissent en héroïne la majorité des camés d’Europe et des États-Unis ; c’est, de ce fait, la guérilla la plus riche de la planète – plus riche, d’une certaine façon, que l’État colombien lui-même.

Certainement pas cet « échange humanitaire » dont on ne cesse, depuis des années, de peaufiner les conditions : le président Uribe a, en juin dernier, libéré près de 200 guérilleros ; il l’a fait unilatéralement, bravement, sans conditions ; or son geste n’a rien donné et les libérés eux-mêmes ont pris leur libération de mauvaise grâce, du bout des lèvres, après s’être assurés qu’elle était bien dans la « ligne » de ce qu’avaient décidé leurs chefs.

Il n’est même pas certain qu’ils tiennent tant que cela à cette fameuse zone démilitarisée qu’Uribe, à raison, leur refuse : car de quoi, au fait, parle-t-on ? des 800 kilomètres carrés des municipalités de Florida et Pradera? des 180 kilomètres carrés d’El Retiro qu’évoquent d’autres sources ? et à quoi bon, de toute façon, quand on garde la maîtrise d’une grande partie du Caguan, cette région vaste comme la Suisse et déjà démilitarisée, il y a neuf ans, par Pastrana, le prédécesseur d’Uribe ?

Non.

Ce que demandent vraiment les FARC, le leitmotiv qui revient dans tous leurs communiqués, ce qu’ils m’ont dit, à l’époque, et dont je suis surpris que l’on s’obstine à ne pas l’entendre, est à la fois plus étrange, plus essentiel et plus simple – le fond de leur demande, il faudrait dire de leur obsession, c’est : « nous voulons être considérés comme des belligérants, vraiment des belligérants, et plus seulement comme des bandits (ainsi que l’écrit, à juste titre, la presse) ou des terroristes (comme le disent, à juste titre encore, les listes noires du Département d’État)… »

Eh bien, mon sentiment est que cette demande n’est, tout bien considéré, pas si irrecevable que cela.

Mon sentiment est que la Colombie que j’ai connue et que j’avais – avec l’Angola, le Soudan, le Burundi, le Sri Lanka – intégrée à ma série de « guerres oubliées » est effectivement un pays en guerre et que les parties en présence sont donc aussi, au sens strict, des parties belligérantes.

Et j’ai la tentation de dire alors que, si telle est la condition, si tel est le point de passage pour que soient libérés les centaines d’otages qui croupissent avec Betancourt dans la jungle, si l’exigence des tueurs est vraiment d’être reconnus aussi comme les combattants d’une guerre qui ne dit pas son nom, il faut peut-être s’y résoudre.

Je sais que d’aucuns craignent, ce faisant, de conférer à des bourreaux une légitimité indue.

Et j’entends encore le président Pastrana me dire, dans son bureau de Bogota bunkérisé, que « l’État se déshonorerait » en donnant un « statut » à des auteurs de crimes sans nom.

Soit.

Mais que faire, encore une fois, si la seule solution est celle-là ?

Faut-il, comme le firent, naguère, les Italiens avec Aldo Moro, sacrifier à « l’honneur de l’État » la vie d’une combattante de la liberté et de ses compagnons de captivité ?

Si tout tient à un mot, de surcroît exact, ne vaut-il pas la peine d’essayer, juste essayer, de le prononcer ?

Et quant au profit qu’en tireront les intéressés, sera-t-il – soyons honnêtes – tellement plus important qu’à l’époque où je voyais le « haut-commissaire pour la paix » de l’État colombien, Camilo Gomez, passer le plus clair de son temps, dans le camp de Los Pozos, à palabrer avec les tueurs ?

Bref, ma proposition est celle-ci.

Qu’un médiateur, un vrai, donc par définition pas Hugo Chavez, se rende de toute urgence au Caguan.

Qu’il fasse que, entre Marulanda et Uribe, soit prononcé et entériné le mot auquel le premier semble tant tenir.

Et que, dans l’espace de dialogue ainsi balisé, se négocie le transfert de prisonniers auquel aucune des parties ne paraît, en principe au moins, opposée.

Chacun, alors, sera mis au pied du mur.

Chacun sera, pour la première fois, confronté à sa vérité, celle de ses calculs et aussi, naturellement, de ses crimes.

D’autant que dire « guerre » c’est dire, aussi, « lois de la guerre » – parmi lesquelles l’interdiction des disparitions forcées, des recrutements d’enfants soldats ou, naturellement, des prises d’otages…

La guerre ? Vous avez dit la guerre ? Eh bien, la guerre, oui. Mais à la guerre comme à la guerre. Avantage à la meilleure stratégie.


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