La vérité. C’est le sujet qui compte. Le seul. Pour les philosophes, bien sûr. Mais aussi pour les peintres et les plasticiens. Avec trois grandes hypothèses, ou plutôt trois plus une, qui, depuis deux millénaires et demi que dure cette affaire, se disputent le territoire et les esprits (et qui sont le véritable objet, ces jours-ci, des Aventures de la Vérité, ma grande exposition à la fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence).
La platonicienne, d’abord. Ou, ce qui revient au même, l’heideggérienne. Il y a une vérité. Ou, plus exactement, la vérité est une. Comme le Bien et le Beau, le Vrai se dit en un seul sens. Honneur à celui qui en est conscient. Bonheur de qui parvient à retirer le voile qui, sur nos yeux ou sur les choses, dérobait le vrai à nos regards et perce, ainsi, le chiffre de cette énigmatique, ténébreuse et obscure unité. Et malheur à celui qui, non content de n’y pas parvenir, regimbe, se cabre, refuse la sublime illumination, fait des manières, hésite, bredouille que ce n’est ni si simple ni si clair, qu’il a sa vérité à lui, qu’il y tient et que ce n’est jamais la même que celle de son voisin. Malheur, oui, parce qu’on ne badine pas avec le vrai. Malheur, vraiment malheur, parce que la vérité, alors, s’impose à coups de matraque. Origine des fanatismes. Matrice des despotismes, non seulement éclairés (je suis celui qui sait) mais consentis (comment se dérober, si elle est si évidente, si définitive, à cette lumière de la vérité ?).
La nietzschéenne, ensuite. Ou, ce qui revient au même, la sophistique. Car qu’est-ce, au fond, qu’un sophiste ? Ou, en langue moderne, un nietzschéen ? Quelqu’un dont le premier article de foi fait dire que la vérité est multiple, qu’elle se dit en plusieurs sens et qu’à chacun, au fond, revient et appartient sa vérité. Ma vérité. La tienne. Autant de vérités, en vérité, que de sujets parlants. Et, entre toutes ces vérités, une stricte équidistance, pour ne pas dire une équivalence et, donc, une indifférence. Même s’il s’agit d’un salaud ? D’un pervers ? D’un barbare ? Même s’il s’agit de Calliclès clamant que sa vérité, à lui, consiste à nier, annihiler, écraser celle de son prochain ? Mais oui. Non que l’on ait une dilection particulière pour Calliclès. Mais l’on s’est privé de tout moyen de faire la différence entre lui et Socrate. Ou entre celui dont la vérité est dans la justification du crime et celui qui tente d’y résister. C’est la matrice de tous les cynismes. Ou, mieux, de tous les perspectivismes, relativismes, culturalismes. C’est la justification du mensonge utile et des meurtriers délicats. C’est l’éternelle confusion de la loi et de la force. C’est dire au parlêtre non plus « est juste ce que tu dois » mais « est juste ce que tu peux ». C’est l’autre version du pire.
Mais il y a encore l’hégélianisme. Ou, ce qui revient au même, cette vérité progressiste de la vérité qui s’est incarnée, par exemple, dans le marxisme. Elle est, comme chez Platon, une et unique. Mais, comme chez un nietzschéen elle se dit en plusieurs sens. Sauf que ces sens s’égrènent, s’affirment et se contredisent, s’imposent et puis s’annulent, non plus selon la subjectivité de chacun, son bon plaisir, son caprice, mais au fil d’un temps et dans la logique d’une dialectique qui mènent le bal dans notre dos. Tâtonnements et épanouissement. Ruses et, à la fin, triomphe. C’est une troisième hypo- thèse tragique. Car une troisième façon d’humilier, désavouer et, pourquoi pas, éliminer ceux des sujets parlants qui font l’erreur de rester fixés sur une étape ou une autre de ce déploiement du vrai. La vérité a des moments. Et le despote est de retour quand, au nom de cette vérité ultime dont il prétend connaître l’exact calendrier, il dit aux attardés, c’est-à-dire à ceux d’entre nous qui commettent l’erreur fatale de fétichiser l’un de ces moments passés et dépassés : « taisez-vous, écoutez, pliez » ou simplement : « avancez ! » Qu’ont fait d’autre, tout au long du XXe siècle, les totalitarismes ?
Alors, il y a une autre voie. La quatrième. La dernière. Celle que j’ai passé ma vie à explorer et sur laquelle, trente-cinq ans après un Testament de Dieu, écrit dans la grande ombre d’Emmanuel Levinas et de René Girard, je suis en train de revenir à travers une méditation et une enquête sur l’art. Je l’appelle la messianique. Elle s’accorde avec le platonisme sur le point, décisif, du désir de vrai, de la volonté de vérité – elle s’accorde en ceci que, pour elle aussi, une vie ne vaut d’être vécue que si elle met le vrai plus haut que le leurre et le semblant. Elle retrouve quelque chose du nietzschéisme en ceci que, le ciel s’étant vidé de ses Idées, ce vrai est incertain, jamais complètement assuré, car nulle part et en nulle langue inscrit en incontestables lettres – il revient à chacun, pour son compte, à ses frais, dans ses mots plus ou moins fiables, d’en tenter la périlleuse aventure. Qui dit aventure disant, par définition, histoire ou, en tout cas, dépliement d’un temps qui est le lieu même où doit se jouer ce jeu, cette quatrième voie n’est pas le contraire, non plus, de l’hégélienne et de sa façon de réserver à chaque temps, et à chaque moment du temps, un éclat brisé du vrai. Sauf (et c’est là, proprement, le messianisme) que les éclats restent épars, que les vases restent brisés et qu’il s’agit, cette fois, d’une histoire sans fin, d’une odyssée sans point de retour, d’une élévation sans parousie ni épiphanie, sans happy end ni dénouement – et d’un horizon qui se dérobe à mesure que l’on croit s’en approcher.
Voilà où j’en suis. Et voilà ce qui se joue, vraiment, derrière les aventures de la vérité.
Réseaux sociaux officiels