Le mouvement de protestation contre la loi Debré a eu au moins trois mérites. Le premier : contraindre le pouvoir à céder sur un point dont chacun savait qu’il était contraire à la Constitution et, donc, à l’esprit de nos lois – il est bon que l’article ait disparu ; il est sain qu’un gouvernement entende ce type de message et sache alors reculer. Le deuxième : agir comme un opérateur de vérité (ou un révélateur de caractère) dans une classe politique qui avait, en la matière, et notamment à gauche, trop longtemps oscillé entre pragmatisme et opportunisme – quelle joie de voir un Fabius, un Rocard sortir de leur silence ! quel soulagement de les entendre trouver les mots justes, et qui portent ! Le troisième : réanimer la conscience civique, voire la pratique du débat public – j’ai assez montré comment l’extinction de ce débat était le vrai terrain où le Front national faisait son lit pour ne pas dire aujourd’hui : le mouvement n’aurait-il servi qu’à cela, n’aurait-il été qu’une agora où de simples individus réapprenaient à mêler leur voix à la libre discussion citoyenne, qu’il faudrait le bénir d’avoir existé. Pour toutes ces raisons, oui, je me félicite d’avoir signé. Même si se pressent, aussitôt, questions, réserves – raisons de douter ou de continuer autrement le combat.
L’indécence de la référence à Vichy. Je sais, bien entendu, qu’il s’est trouvé, dans les rangs mêmes de la manifestation de samedi, des gens pour refuser l’amalgame. Mais tout de même… La gare de l’Est ! Les étoiles jaunes ! Debré dans la peau de Laval ! Robert Hue en résistant ! On ne le répétera jamais assez : les immigrés ne sont pas nos nouveaux Juifs ; le malheur des premiers n’est, en aucune façon, comparable à celui des seconds ; et continuer de tout mêler, continuer de sous-entendre que le précédent du nazisme nous serait de quelque secours pour voir clair dans les difficiles problèmes liés à l’immigration est, au mieux, un signe d’irresponsabilité – au pire un aveu de révisionnisme doux.
Le maximalisme politique de certains des organisateurs. Je n’ignore pas, là non plus, que la tonalité dominante fut bien plus mesurée, pondérée, responsable. N’empêche ! Il faut dire et répéter que le discours des libéraux-libertaires qui crient : « ouvrons grandes les frontières ! l’immigration n’est jamais un problème ! » est le symétrique de l’autre : « fermons portes et fenêtres ! l’immigration est, toujours, une erreur ». Il faut dire, répéter, marteler qu’il n’y aura pas, dans ce pays, d’opposition sérieuse à la lepénisation rampante des esprits tant que l’on n’aura pas renvoyé dos à dos ces deux illusions jumelles : « l’immigration zéro » d’un côté, l’utopie, de l’autre, d’une immigration sans contrôle ni frein. Krivine et les « durs » de la majorité, même combat ? Mais oui. Car tous font la même impasse : sur l’ordre du politique, ses médiations nécessaires, ses lois.
La structure même de la pétition. Cette façon que l’on a eue de nous ranger, pour signer, en catégories sociales, économiques, voire sexuelles. Grande première, il me semble. Première fois, sauf erreur, où l’on voit surgir cette chimère qu’est une pétition collective, corporatiste, communautaire – le contraire de ce principe, vieux comme l’affaire Dreyfus, qui veut que le citoyen, quand il signe, n’est plus qu’un citoyen et n’appartient plus, le temps de cette signature, à d’autre communauté qu’à celle de ses cosignataires, insurgés comme lui et pour les mêmes raisons que lui. Effet des circonstances ? Maladresse ? Ou signe des temps, plus inquiétant : un peuple protestataire qui ferait son deuil de l’universel et se serait secrètement rallié à une conception communautariste de la démocratie, de la vie sociale ?
On pourrait évoquer encore tel ou tel aspect cocasse du mouvement – ce numéro de Libération qui, en publiant la liste exhaustive des signataires, était comme l’accomplissement du fameux programme warholien : cinquante-cinq mille personnes sauvées parce qu’elles auront eu, non pas un quart d’heure, mais un quart de ligne de célébrité… On pourrait ironiser sur ceux qui ont découvert, le jour du défilé, que les certificats d’hébergement dataient de 1982 – belles âmes réduites à se demander par quel mystère on pouvait rester fidèle à l’esprit de la « gauche éternelle » en déclarant, pendant quinze ans, l’arrivée chez soi d’un étranger et basculer soudain dans « Vichy » en déclarant aussi son départ… Il faudrait souligner qu’un article peut en cacher un autre et qu’il y a pire, dans la loi Debré, que ce fameux article premier qui a focalisé toute l’attention : l’article 4 bis du projet, celui qui permettrait d’invoquer une possible « menace à l’ordre public » pour refuser le renouvellement de sa carte de résident à un étranger installé en France depuis dix ans et sur la tête de qui serait désormais suspendue l’épée de Damoclès d’une « menace » virtuelle, jamais précisément constatée et dont l’appréciation serait laissée au soin du préfet, donc du maire – cet article 4 bis ne vise plus les « clandestins » mais les « réguliers » et va donc à rebours de l’objectif affiché d’» intégration » des immigrés. Bref. Le débat est loin d’être clos. Peut-être même ne fait-il, d’une certaine façon, que commencer. Et l’on n’espère, dès lors, qu’une chose : qu’à l’esprit de désobéissance s’adjoignent, plus que jamais, ces autres vertus civiques que sont la culture politique, le goût et le souci du droit – ainsi que cette « éthique de responsabilité » qui est l’autre nom, chez les intellectuels, de l’amour du Bien public.
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