Ces cérémonies autour du soixantième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, c’est le signe que la bataille de la mémoire est gagnée.

Il y a eu les révisionnistes tentant de nier l’indéniable : ils sont réduits, vingt-cinq ans après, à une secte farfelue et fanatique que les grands historiens, je pense notamment à Pierre Vidal-Naquet, ont sans doute eu le tort, à l’époque, de prendre trop au sérieux.

Il y a eu le courant intellectuel dit des nouveaux historiens qui naquit, en Allemagne, à peu près au même moment et qui culmina, ces dernières années, avec l’offensive de ceux qui, comme l’écrivain Martin Walser, déclarèrent en avoir assez de la « massue morale » d’Auschwitz et plaidèrent contre la construction d’un monument, d’un Denkmal, installé au cœur de Berlin : le monument, aujourd’hui, existe ; il sera inauguré dans quelques semaines ; le débat est clos.

Il y a eu, en France, de bons esprits opposant, derrière Paul Ricœur, une très étrange « politique de la juste mémoire » à la « nouvelle intimidation » provoquée, selon eux, par les « abus de la mémoire » des « obsessionnels » de la Shoah : on ne les entend plus, non plus, ceux-là; il n’est plus guère question de ce renvoi dos à dos du « trop de mémoire » et du « trop d’oubli » ; et il semble bien que leur casuistique soit, pour l’instant du moins, et partout, éclipsée par le beau et fervent désir de célébration partagée.

Il y a eu le moment où, autour, notamment, de l’affaire du carmel d’Auschwitz, pointa le risque – et c’était terrible – d’un affrontement des mémoires, c’est-à-dire des lectures de l’événement, entre juifs et catholiques : le débat a eu lieu ; les points de vue se sont heurtés ; mais grâces soient rendues au sang-froid des uns et des autres et aussi, il faut bien le dire, à la courageuse prise de position du pape et de ses évêques – la polémique a fait long feu et l’Église polonaise elle-même ne paraît plus vouloir nier que l’immense majorité des morts d’Auschwitz sont morts non parce qu’ils étaient polonais, mais parce qu’ils étaient juifs.

Et je ne parle pas, enfin, des lendemains de l’événement, à l’époque où ceux que Primo Levi nommait les « hommes zèbres » et que l’on appelait, partout, les « déportés raciaux » suscitaient un tel malaise que l’on préférait ne pas les entendre du tout ou les faire taire – quel chemin, là aussi! et comme nous étions loin, ce dimanche, quand Simone Veil cherchait, à côté du sien, dans la pierre gravée du mémorial de la rue Geoffroy-l’Asnier, à Paris, le nom de ses parents suppliciés, comme nous étions loin, oui, de ces sombres temps où seuls les déportés politiques, autrement dit les anciens résistants, avaient les honneurs de l’Histoire officielle et où les autres, c’est-à-dire les juifs, en étaient réduits à pleurer, prier et témoigner en silence.

Alors, une bataille, bien sûr, n’est pas la guerre ; et sans doute convient-il, au chapitre des signes, de prêter attention aux autres signes, de plus sinistre présage, qui rappellent que mémoire n’est pas leçon et que la leçon d’Auschwitz n’est, hélas, pas toujours entendue.

Ces musulmans anglais, par exemple, dont je lis qu’ils refusent de s’associer à une commémoration qui n’associe pas elle-même les victimes, sic, du génocide du peuple palestinien.

Le développement, partout, d’un néoantisémitisme à visage progressiste, voire antiraciste, dont l’auteur de ces lignes avait, il y a quelques années, pendant la conférence de Durban, pointé, ici même, dans ce « Bloc-notes », l’odieux renversement qu’il fait subir aux catégories morales les mieux assurées.

Le développement, pour être précis, d’un nouveau discours de la stigmatisation trouvant le moyen de tourner l’interdit d’Auschwitz en remplaçant juif par israélien, « sale juif » par « tsahal juif », et en recyclant ainsi, à la faveur de ce tour de passe-passe rhétorique et symbolique, tous les bons vieux clichés des bréviaires de la haine en principe condamnés.

Ou bien encore les progrès que fait, au-delà même du drame palestinien, la thématique d’une concurrence victimaire voyant dans l’insistance à se souvenir de la destruction des juifs une façon d’oublier le reste, de faire ombre aux autres massacres et, au lieu, comme nous le croyons, nous, les militants de la mémoire, d’aiguiser nos systèmes de perception, de les émousser au contraire et de nous rendre aveugles, quand il revient, au pire.

Mais enfin la tendance générale est bien, à la fin des fins, celle que je dis. Il y avait là un événement qui, comme tout événement et plus encore, était fragile, incertain de son statut et de son sens. Il y avait là un crime unique qui était d’autant plus difficile à mémoriser que c’était un crime sans tombes, sans témoins, sans ruines, sans traces. Eh bien, le voilà, cet événement, construit (par les historiens), porté (par les générations des enfants et petits-enfants des survivants), nommé enfin (par un grand film, Shoah, de Claude Lanzmann). Le voilà devenu, dans le monde entier, par la voix des plus hautes autorités politiques, spirituelles et morales, cette brûlante question inlassablement adressée au présent par le passé dont parla naguère Levinas. Et voilà pourquoi je pense que la bataille de la mémoire est, jusqu’à nouvel ordre, gagnée.


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