Occupation de la Sorbonne. La presse du monde entier, notamment américaine, se précipite sur le Quartier latin. Et les mêmes qui, il y a six mois, en direct de la ligne de front de la place de l’Etoile, commentaient, en gilet pare-balles, l’entrée de la France en guerre civile, annoncent urbi et orbi un remake de Mai 68. La vérité c’est que jamais ne m’aura paru si juste le mot fameux de Marx sur ces grands moments de l’Histoire qui se jouent toujours deux fois : une fois sur le mode, sinon de la tragédie, du moins des dramaturgies majeures ; une autre dans la dérision, le simulacre, l’effervescence réchauffée, la comédie. Parodie du sens. A la lettre, palinodie. Une sorte d’événement de synthèse qui n’a plus que le lointain parfum de l’original et semble devenu son propre jubilé. Cela ne signifie pas, bien entendu, que la protestation étudiante soit à bout de souffle. Et il faudra suivre de près, ce mardi et les jours suivants, l’ampleur de la mobilisation et les formes qu’elle prendra. Mais cela veut certainement dire, en revanche, qu’un mouvement social n’a jamais intérêt à mimer, singer, recycler ses grandes scènes (ni d’ailleurs, soit dit en passant, à envelopper dans une rhétorique libertaire une protestation dont on voit bien, malgré la sympathie de principe qu’elle inspire, la dimension pour le moment profondément conservatrice…). Villepin, pendant ce temps, garde le cap. L’autre soir, sur TF1, il donnait l’impression d’un Saint George qui aurait apprivoisé son dragon et s’en serait fait une monture. Il est vrai qu’il n’a pas le choix et vit là cette fameuse épreuve du feu où tous les politiques, une fois au moins dans leur existence ont, l’occasion de vérifier l’état de leurs réflexes et l’épaisseur de leur cuir. Ou bien il recule, remballe son CPE et apparaît comme l’héritier du chiraquisme dans ce qu’il a de moins glorieux. Ou bien il campe sur son idée, défend coûte que coûte un projet qui, sans être parfait, a le mérite d’exister, de tenter quelque chose et de constituer un pas, un petit pas, dans la bonne voie – et, qu’il convainque ou non, il entre alors, avec Juppé, Barre, Rocard et quelques autres, dans le club ultra-select des réformateurs qui prennent date.
A propos de jubilé, il paraît que l’on fête déjà les trente ans des nouveaux philosophes. C’est le journaliste Philippe Tretiak qui m’en parle le premier, le matin de mon retour des États-Unis – et le fait est que je tombe des nues. Quoi ? Trente ans, vraiment ? Est-ce ainsi que le temps passe ? Et est-ce cette tête-là qu’ont les fantômes ? Françoise Verny, si vivante dans son bureau de la rue des Saints-Pères que j’ai occupé jusqu’il y a peu… Clavel, Maurice Clavel, généralissime de notre petite troupe, dont j’entends la voix de stentor : « c’est la percée Patton ! c’est la percée Patton ! »… Jean-Marie Benoist, le tout premier, avec son Marx est mort, et son rire, et ses joues qui n’ont rien perdu, par-delà la mort, de leur tendre pruinosité… L’Ange de Christian Jambet et Guy Lardreau, la source… La Machine à terreur de Laurent Dispot qui reste, aujourd’hui encore, le meilleur livre sur le terrorisme… Dominique-Antoine Grisoni, le compagnon si tôt disparu… Bernard Pivot et sa gourmandise de grand chanoine des lettres le jour de notre premier Apostrophes… Les alliés… Les amis… L’article de Sollers sur moi… Celui de moi sur Glucksmann dans un Nouvel Observateur prenant l’initiative, à l’époque, de la réforme intellectuelle et morale de la gauche… Les ennemis, déjà… Oui, les ennemis, les mêmes qu’aujourd’hui, c’est étrange de voir à quel point ce sont vraiment les mêmes, toujours et éternellement les mêmes, qui semblent se réincarner : les noms passent, la haine reste, nous étions à peine nés qu’ils rédigeaient déjà l’acte de décès et écrivaient de gros livres pour dire que nous ne valions pas une ligne… Et puis le combat enfin… Oui, le combat que nous menions et qui, lui, pour le coup, n’a pas dévié d’une ligne… Le marxisme ? Mais non. Le pseudo progressisme. Cette idée réactionnaire du progrès que je fustigeais dans La Barbarie et dont les décennies suivantes n’ont fait qu’alourdir le sombre bilan. Soutenir les dissidents d’Europe centrale et orientale, puis les civils bombardés de Sarajevo. Hurler sa colère face au martyre de la Tchétchénie ou aux guerres oubliées d’Afrique. Défendre les femmes algériennes et ceux qui, en Islam, se battent à mains nues, en première ligne, contre le fascislamisme. J’en passe, naturellement. On ne résume pas en quelques mots trente ans de fièvre et d’engagements. Mais je ne pense pas que nous ayons, non, à rougir de notre histoire – ni, encore moins, de notre jeunesse.
Dieudonné condamné pour incitation à la haine raciale à cause de propos, tenus lors d’un de ses spectacles, sur les « négriers reconvertis dans la banque » qui ont « fondé des empires sur la traite des noirs et l’esclavage » et soutiennent « la politique d’Ariel Sharon ». Mine de rien c’est important. Parce que l’homme perd enfin cette aura d’intouchabilité que lui donnaient ses précédentes relaxes. Mais aussi à cause de ce que le déroulement du procès, les plaidoiries de Maîtres Charrière-Bournazel et Klugman, les attendus du jugement nous disent de la mue la plus récente du virus antisémite en France. J’y reviendrai.
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