Il est amaigri. Le cheveu ras. Une barbiche qui lui allonge le visage. Et l’œil qui, ce matin-là, me semble étonnamment brillant, presque joyeux.

La conversation n’est pas facile vu que nous sommes, dans cette prison haute sécurité de la banlieue de Brasilia, séparés par une vitre blindée et obligés de nous parler à travers une sorte de téléphone – les autres visiteurs procédant de même avec les autres détenus, et le tout faisant un terrible vacarme.

Je lui pose, sans attendre, la question qui me brûle les lèvres depuis mon départ de Paris : on a dit qu’il était, au moment de son arrestation, pisté depuis plusieurs mois par les polices brésilienne et, sans doute, française – est-ce vrai ?

« Oui. Depuis un an, je pense. Je louais un appartement – ils louaient l’appartement du dessus. J’allais au restaurant – ils avaient réservé la table à côté. J’étais dans ma salle de bains – je les voyais, suspendus par un harnais et se balançant, dans le vide, devant ma fenêtre. Je changeais de ville, d’Etat, je faisais des milliers de kilomètres dans ce pays grand comme quinze fois la France : chaque fois, ils étaient là ; chaque fois, je les retrouvais ; tantôt se contentant de me suivre, de me narguer, de m’observer de loin ; tantôt venant, au milieu de la nuit, sonner ou cogner à ma porte – et, quand j’allais ouvrir, il n’y avait évidemment personne… Au bout d’un moment, ça rend fou. Vous vous demandez si vous ne rêvez pas ; si ce n’est pas vous, à force, qui êtes en train de les filer ; si vous n’êtes pas devenu complètement paranoïaque – et, de fait, vous le devenez un peu…

– Jusqu’à… ?

– Jusqu’à ce fameux matin, juste avant vos élections, où on a décidé de me vendre à Berlusconi. Les types, alors, ont reçu l’ordre d’intervenir. Ils m’ont accosté. Courtoisement. Sans histoire. Alors, Cesare, on y va ? On y va, j’ai répondu. Désolé pour les menottes, ils ont ajouté, mais c’est le règlement. Pas de problème, j’ai rétorqué – de toute façon, je vous attendais. Voilà. C’était fini. Je n’avais pas complètement rêvé. »

Il raconte son histoire en souriant, sans émotion particulière, un peu comme dans ces romans – les siens – où arrive toujours le moment où la vie du fugitif, le souci de se cacher, l’obligation de se tenir sur ses gardes, de mentir, de bien penser à ne jamais trahir son identité d’emprunt deviennent littéralement intenables et où l’arrestation semble, du coup, et en comparaison, une forme de délivrance. Je change de sujet.

« Et sinon ? Les prisons brésiliennes ? Comment sont les prisons brésiliennes ?

– Cela va à peu près. Le vrai problème c’est la taille des cellules et leur surpopulation. Quinze mètres carrés pour, en ce moment, sept détenus. On est obligés de coller les matelas les uns contre les autres.

– Quel genre de détenus ?

– Des jeunes. D’habitude, dans ces trucs-là, j’étais toujours le plus gamin. Là, non. Je suis le plus vieux. Une sorte d’ancien. Considéré et respecté comme tel. »

Il rit. D’un bon rire – qui le fait paraître, au contraire, enfantin.

« Mais encore ? Plutôt des droits communs ? Ou plutôt des politiques ?

– Des fédéraux. Vous êtes, ici, dans une prison fédérale. Donc ce sont plutôt des gros bonnets du crime. Avec, pourtant, ce détail absurde : des petits délinquants, parfois des clochards, qui vont, dans les chantiers, sur les poteaux téléphoniques, dans les gares, les installations électriques, voler des fils de cuivre. Or le cuivre étant considéré, au Brésil, comme propriété de l’Etat, on les retrouve parmi les fédéraux… »

J’essaie de plaisanter sur L’achat du Cuivre, cette pièce de Bertold Brecht que lisaient, autrefois, les jeunes marxistes-léninistes et j’enchaîne sur ses lectures d’aujourd’hui. Est-ce qu’il arrive à lire, dans ces conditions ? Et quoi ?

« Oh oui ! rit-il à nouveau. Bon qu’à ça, comme dit Beckett. Et, en plus, rien d’autre à faire. Le problème c’est que le règlement ne me donne droit qu’à un livre par semaine et que je lis vite. Dites donc bien à notre amie Fred Vargas qu’il faut m’envoyer des gros livres, bien copieux, genre Pléiade, papier bible, etc. La semaine dernière, c’était bien : j’ai eu tout Kafka, sauf Le Château. Et là, cette semaine, les œuvres complètes de Dostoïevski dans la nouvelle traduction, géniale, d’André Markowicz. Vous la connaissez ? »

Puis, sans attendre ma réponse et un éclair d’inquiétude – le premier – dans le regard.

« Mais attendez. Votre permis de visite n’est que d’une heure. Et j’ai tant de choses à vous dire. D’abord ça – si vous pouvez noter et transmettre, également, à Fred ainsi qu’à Tatiana, la jeune visiteuse qui fait le lien entre mon avocat et moi. »

Il me montre, à travers la vitre, un papier d’écolier où il a dressé la liste, en portugais, de ses menus besoins : savon en poudre ; briquet ; timbres-poste et enveloppes ; un bic compact, et tout d’un bloc, car l’habitude de la Maison est de désosser les stylos pour ne leur laisser que le réservoir d’encre sans l’enveloppe ni le capuchon de plastique – comment écrire dans ces conditions ?

Puis, un autre papier avec le nom d’Angelo Gioia, le « Delegado », on dirait en français le « chef maton », avec lequel il faudrait entrer en contact car lui seul est capable, semble-t-il, de prendre une décision qui changerait tout : le faire accéder, au moins quelques heures par jour, à cette autre cellule que l’on appelle « l’École » et qui est, à l’étage, une cellule un peu plus grande, plus lumineuse et avec l’immense avantage de disposer d’une table.

« Car enfin, enchaîne-t-il, il y a l’essentiel : le roman dont je suis en train de terminer le tout dernier chapitre et que j’écris, cette fois, en français… »

Il voit mon air surpris.

« Oui. Car il s’est passé, à partir de l’instant où j’ai posé le pied dans ce pays, une chose très bizarre et même extraordinaire. Je pense toujours à l’Italie, naturellement. Je pense aux victimes, par exemple, des groupes terroristes en Italie. Et c’est même la première fois que j’y pense vraiment, profondément, pas juste pour me disculper, dire et répéter que je n’ai pas tué, le prouver. Mais écrire en italien, ça, non, je n’y arrive plus ; c’est plus fort que moi ; c’est comme une porte qui se serait fermée ; et c’est la raison pour laquelle je me suis mis, donc, au français. Bref. Ceci pour dire que je termine le livre ici mais que tout le début est dans mon ordinateur et que mon ordinateur est resté dans mon dernier appartement, sans doute saisi par la police. Ma question est : croyez-vous qu’il y ait un moyen de le récupérer ?

– Peut-être, dis-je. Oui, il y a peut-être une solution. J’ai vu, avant-hier, le nouveau ministre brésilien de la Justice et…

– Le ministre lui-même ? Tarso Genro ? »

A mon tour d’être surpris par sa surprise. Le contenu de la rencontre étant, depuis hier, du fait du ministre lui-même qui a tenu à convoquer la presse, relaté dans tous les grands journaux du pays, il faut croire qu’il a droit à Dostoïevski mais pas aux journaux.

« Oui, Genro. J’étais à Porto Alegre, sa ville, pour une conférence sur l’Amérique. Et j’ai profité de la circonstance pour lui demander un rendez-vous et venir lui dire ce que je dis, partout, depuis le début de votre affaire. A savoir que le terrorisme est, pour moi, le mal absolu et n’a, naturellement, aucune espèce d’excuse, jamais. Mais que l’hypothèse de votre innocence me semble être une hypothèse plus que sérieuse. Et que vous extrader vers un pays, l’Italie, qui ne rejuge pas les contumaces équivaudrait à vous envoyer, sans vrai procès et sur la seule foi des accusations du repenti Pietro Mutti, à la case prison à vie…

– Et alors ? »

Je sens une telle attente dans cet « et alors » que j’hésite, cette fois, à lui répondre.

« Alors, je ne sais pas. Il m’a semblé attentif. Amical. Par moments, presque encourageant. Et me citant le cas, notamment, de ces Colombiens des FARC qui sont, eux, contrairement à vous, des assassins et que la Cour Suprême a décidé, pourtant, de ne pas extrader. D’autant…

– Oui ?

– D’autant que les Brésiliens sont des gens sérieux qui ne plaisantent pas avec le droit et qui, selon mes informations, n’ont pas tellement aimé la façon dont Rome a essayé de les rouler dans la farine. Savez-vous que le ministre italien de la Justice, sachant que le Brésil a supprimé de son Droit pénal la peine de prison à vie et risquait donc, ne serait-ce que pour cette raison, de refuser l’extradition, a cru malin d’écrire puis de téléphoner à son homologue brésilien pour lui dire “ne vous faites pas de souci ; il ne fera pas sa perpétuité ; on aménagera sa peine et il sortira, bien sûr, au bout de quelques années” ? Et ce, alors que, dans le même temps, il fanfaronnait dans la presse de son pays – et à l’adresse, cette fois, des familles de victimes et de l’opinion – en déclarant très exactement l’inverse : “non, non; ne craignez rien ; si Battisti est extradé, on ne lui fera aucun cadeau ; il purgera jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à son dernier souffle, la peine à laquelle il a été condamné…”

– Oui, d’accord, m’interrompt-il, une pointe d’impatience dans la voix, et se rapprochant de la vitre blindée comme si, ce qu’il avait à me dire maintenant, il voulait me le chuchoter à l’oreille. D’accord, j’ai bien compris cela. Mais mon ordinateur ? Est-ce que vous pensez qu’on peut lui parler, aussi, de mon ordinateur ? »

Cesare Battisti joue sa liberté et, au sens propre, sa vie. Mais il est d’abord, à cet instant, un écrivain emprisonné.


Autres contenus sur ces thèmes