Je voudrais rendre hommage à Benny Lévy et je le ferai en revenant sur les thèses du livre de Jean-Claude Milner. Vous savez tous le rapport d’interlocution privilégié qui a existé entre Jean-Claude Milner et notre ami Benny. Je me souviens, moi, de l’impatience, de la fièvre, de la ferveur avec lesquelles il attendait ce livre, avec laquelle il nous en parlait, à Alain Finkielkraut et à moi-même, depuis plusieurs mois à Jérusalem, plus récemment à Paris, et quelques jours encore avant sa disparition, au téléphone. Il parlait de ce livre comme Maurice Clavel ou Louis Althusser parlaient de leurs grands livres, des grands livres des amis qu’ils attendaient. Benny était de leur trempe, bien sûr, avec cette même fièvre, cette même attente impatiente et communicative.

Et je voudrais dire donc d’abord1, en hommage à Benny, que la promesse qu’il nous avait faite est tenue à la lecture de ce livre. C’est en effet un grand livre, terrifiant ou non c’est une autre histoire, mais c’est un grand livre, avec des thèses discutables mais fortes, et qui m’ont, pour ma part, fait réfléchir.

Forte la thèse selon laquelle l’Europe issue des Lumières a un problème structural : le problème juif. Et puis cet autre volet de la thèse, selon quoi ce problème n’est structural que depuis l’Europe issue des Lumières – et ce, quelle que fût la virulence, la violence meurtrière, des formes d’antisémitisme antérieures.

Forte, la thèse sur laquelle se sont attardés plusieurs d’entre vous – je n’y reviendrai que très brièvement – et selon laquelle l’hitlérisme, vaincu sur tous les fronts, fut vainqueur sur l’un d’entre eux, dans la partie dite centrale de l’Europe : la solution de ce problème hérité, donc, des Lumières, et auquel il apporta la solution technique appropriée. De cette thèse, de ce qu’en disait Jean-Claude tout à l’heure, j’ai eu pour ma part une expérience personnelle, presque physique, lorsque, au lendemain de la chute du Mur de Berlin, début 1990, j’ai effectué un long voyage du côté de cette Europe captive dont parlait Milan Kundera, du côté de cette Europe libérée, de cette Europe qui venait de s’émanciper : j’ai vu, là, en Pologne par exemple, ou dans certaines villes d’Allemagne de l’Est, la béance effroyable de ce nom Juif qui avait quasi disparu. Une Varsovie, par exemple, judenfrei et se présentant comme telle. De cela, de cette victoire de Hitler dans cette partie-là de l’Europe, il n’y a malheureusement pas à douter même si Jean-Claude Milner le rappelle dans des termes désespérants.

Très forte thèse aussi, très stimulante même si on la désapprouve, la thèse selon laquelle l’événement le plus spectaculaire de la construction de la nouvelle Europe, l’événement le plus spectaculaire et, au fond, le mieux réussi de cette Europe en construction, à savoir la réconciliation franco-allemande, aurait aussi pour sens de faire oublier ce passé sinistre. Je sais que cette thèse choque. Moi-même qui me trouve mêlé, par le biais d’une grande et belle chaîne de télévision, à la continuation de cette réconciliation, ces pages de Milner me font mal. Mais comment ne pas entendre ce qu’elles nous disent ? Comment ne pas se dire qu’il y a là, au minimum, un vrai danger qui nous guette ? Un autre souvenir personnel. Conversation, il y a quelques années, avec un grand Européen, Joschka Fischer, vrai intellectuel, ministre des Affaires étrangères d’Allemagne, m’expliquant que l’Europe ne pourrait se constituer, qu’elle ne pourrait trouver son vrai Grund, son vrai fond et fondement, son fond et son fondement non criminels, que si elle inscrivait dans sa Constitution la mémoire, le deuil, le plus jamais ça – qu’importe – d’Auschwitz. Fischer, ce jour- là, dans cette méditation sombre et pleine d’espérance dont j’avais rendu l’essentiel dans un reportage du Monde, avait en tête, visiblement, ce que Jean-Claude Milner nous décrit dans son livre. Et je regrette, par parenthèse, que les rédacteurs de notre prochaine Constitution européenne n’aient pas cru bon de retenir son idée.

Forte encore, et terrifiante, là, pour le coup, la « bonne nouvelle » dont parle ironiquement Milner, bonne nouvelle aux yeux des anciens haïsseurs, et qui est la figure du peuple juif en armes sous le drapeau d’Israël. L’Europe moderne fonctionnait sur un ancien paradigme – « paradigme vietnamien », dit Milner – selon lequel un peuple n’atteint ses buts politiques que lorsqu’il accumule les victoires. Voici qu’elle s’avance derrière un paradigme inverse : un peuple n’atteint ses buts que lorsqu’il accumule les défaites, les défaites à répétition. Victoire d’Arafat en ce sens, comme disait Deleuze dans ce texte dont parlait Finkielkraut tout à l’heure : « Grandeur d’Arafat ». Et tragique isolement d’Israël, qui se retrouve dans la position du vainqueur, donc du perdant, dans la position de celui qu’il faut éliminer pour que s’opère la grande réconciliation des peuples fraternels.

Et puis très forte thèse encore, en commentaire à un dire rêvé, dites-vous, de Lacan : « le racisme a un avenir », ainsi qu’à un titre, bien réel, lui, de Freud : L’Avenir d’une illusion. Elle nous dit, cette thèse, que l’antisémitisme pourrait être – qu’il est, même, désormais – la religion de ceux qui, en Europe et en islam, croient à la communauté, de ceux qui croient à la société. Le nom Juif est ce qui supporte la « cisaille d’impossible » de la demande sexuelle. La demande sexuelle en question étant, depuis qu’il y a de l’histoire de la sexualité au sens de Foucault, la demande des demandes, le nom Juif est ce qui, en venant se mettre en travers de cette demande des demandes, de cette demande par excellence, ce qui doit disparaître pour que triomphe le progrès.

Je ne prétends pas, bien sûr, réduire le livre de Jean-Claude Milner à ces cinq propositions. Le livre va bien au-delà. Il énonce bien d’autres thèses. Mais enfin, il me semble qu’à travers ces propositions-là, quelque chose de très violent que m’annonçait Benny Lévy vient se dire et vient nous choquer, nous heurter et, peut-être, nous réveiller.

Alors est-ce que cela veut dire qu’il y a divorce, qu’il y a incompossibilité de nature ou d’histoire, mais en tout cas radicale et définitive, entre cette Europe-là, dotée de ces penchants criminels, et le nom Juif et ceux qui en sont les porteurs ? Est-ce que les Juifs, autrement dit, doivent renoncer aux Lumières ?

Vous savez que je ne pense pas cela. Benny, lui-même, savait que je ne le pense pas. Cela fut, au mois de juillet dernier, à Jérusalem, au terme d’un séminaire que j’avais tenu sur le thème « Comment je suis juif ? », le thème d’un long et vif, quoique fraternel, débat entre nous. Je ne crois, donc, pas cela. Je ne crois absolument pas que les Juifs doivent tourner le dos ni aux Lumières ni à l’Europe. Et avant de vous dire pourquoi, avant de dire à Jean-Claude Milner pourquoi, par- tant de thèses fortes, il arrive à une conclusion qui me semble erronée, je voudrais d’abord énoncer un certain nombre de noms de Juifs concrets qui me semblent plaider pour ma position de Juif européen et laïque – je voudrais nommer cinq figures qui me semblent être, non pas les témoins, mais les preuves vivantes que cette incompossibilité n’est ni désirable ni inévitable.

Le nom d’abord que j’avais évoqué devant Benny, et qui l’avait mis très en colère, de Hermann Cohen, ce Juif aufklärer, ce Juif malfamé, ce Juif qui produisit un texte, Judaïté et germanité, où, en 1916, il prétendait déduire de la parole prophétique la nécessité de la victoire allemande. Mais enfin, un grand Juif au sens où il ne céda jamais sur le nom Juif, au sens il ne cessa jamais d’être ce que Jean-Claude Milner appelle un Juif d’affirmation – un Juif qui fut, d’ailleurs, reconnu comme son maître par Franz Rosenzweig, un Juif dont Gershom Scholem dira, à sa mort, dans les années 20, qu’avec sa mort c’est comme le Jugement dernier pour tout le judaïsme européen qui sonne, et un Juif qui nous dit lui- même que la philosophie kantienne tout entière est un produit de la parole prophétique et de son enseignement moral, du commentaire talmudique et de son interprétation orale. Bref, un Juif d’affirmation, qui nous dit que les Lumières sont filles du judaïsme.

Un autre nom, le nom justement de Franz Rosenzweig, son disciple, et un nom qui, ici, pour ceux qui ont travaillé avec Benny ces dernières années, n’est pas indifférent puisqu’il fut le maître d’Emmanuel Levinas. Franz Rosenzweig, vous connaissez son destin. Vous connaissez aussi la grande mise en scène dramaturgique, la distribution du travail dans sa métaphysique entre le judaïsme et le christianisme. Vous connaissez l’image fameuse de Rosenzweig, citée par Levinas, du Juif arrêté et du chrétien errant, le christianisme comme mode de présence dans le monde et dans le temps, et le judaïsme comme seul paradigme d’une existence collective hors l’histoire, dans l’éternité du rite ou dans l’éternité d’un temps immobile, ou d’un temps immémorial, d’un temps de six mille ans. Eh bien, il arrive à ce Rosenzweig-là, il arrive à l’auteur de L’Etoile de la Rédemption implicitement, et à l’auteur des lettres à tel ou tel beaucoup plus explicitement et fréquemment, de reporter ce dispositif, cette articulation entre les deux voies d’accès à la Rédemption, sur la question des rapports entre le judaïsme et les Lumières. Il arrive à Rosenzweig, si vous préférez, de dire – et, là encore, il s’inscrirait en faux contre cette récusation des Lumières et de leurs mots d’ordre – il arrive à Rosenzweig de dire que le judaïsme est comme ce reste, comme cette étincelle (le mot n’est pas rosenzweigien, mais il pourrait le dire) qui permettent aux Lumières de fonctionner comme machine d’émancipation, non pas des Juifs, mais de l’humanité en général. Oublions une seconde le « ne rien leur céder comme nation et tout leur céder comme citoyens » à l’endroit duquel Milner est si sévère – à mes yeux, trop sévère. Voilà un judaïsme conçu comme aiguillon, comme ferment des Lumières, les conduisant, les guidant, sur le chemin de cette émancipation de l’humanité, de cette Rédemption des peuples à laquelle songeait aussi Rosenzweig.

Le nom bien sûr de Levinas. Il est difficile de lire votre livre, cher Jean-Claude – et cela aussi était très présent dans nos disputes de Jérusalem avec Benny – sans penser à chaque instant au Levinas, par exemple, de Difficile Liberté : ce Difficile Liberté qui est comme une exultation, juive bien sûr, des Lumières ; ce Difficile Liberté qui est tout entier tendu vers ce rapprochement entre le judaïsme et les Lumières. Il y a un texte, notamment, de Difficile Liberté que je voudrais citer très vite, un texte qui s’appelle, si ma mémoire est bonne, « Heidegger, Gagarine et nous », qui doit être un texte du début des années 60, et où Levinas plaide pour un rapport du Juif au monde décrit comme un rapport de liberté à l’endroit de la Terre, comme un rapport de liberté à l’endroit du mystère de l’être, comme une émancipation à l’endroit de ce qu’il appelle le « sacré filtrant à travers les choses », comme une façon de se lier à une langue vécue, non pas dans l’évidence de la naturalité, mais dans l’ordre de la nostalgie – un judaïsme plaidant, dit-il, « pour le lumineux contre le numineux», pour la raison contre le numen, le petit sacré, le superstitieux. Bref, un texte de Levinas, ce texte-ci, mais il y en a, je crois, beaucoup d’autres qui, stratégiquement et méta- physiquement, jouent de manière résolue, me semble-t-il, les Lumières contre le romantisme : le romantisme du mystère, le romantisme de la superstition, le romantisme des bosquets sacrés, le romantisme des forêts bruissantes de symboles, etc., etc., bref, le romantisme heideggerien. Donc le nom, encore, de Levinas.

Et puis le nom aussi – ce nom-là, évidemment, était aussi, entre Benny et moi, sujet de vives disputes, un peu plus que de débats – le nom de ce Juif encore plus malfamé qu’Hermann Cohen, encore plus mal vu par les orthodoxes, le propre inventeur des Lumières juives, de la Haskala : Moses Mendelssohn. Etait-il ce Juif de négation, ce Juif de honte et d’ignorance que certains nous disent et que pensait, je crois, Benny ? Non, bien sûr. Pas le moins du monde, du moins selon moi. Moses Mendelssohn n’était pas loin de penser, par parenthèse, qu’il y a une définition possible des Lumières qui serait : idolâtrie d’une rationalité potentiellement capable d’arraisonner, de détruire, de maîtriser le monde au détriment d’un seul, le Juif – il y a des textes de Mendelssohn qui disent à peu près cela et l’on n’est pas très loin, soudain, de ce que dit aujourd’hui Milner. Mais Mendelssohn qui, par ailleurs, illustra son judaïsme, sa manière d’être juif dans le dialogue avec les grands philosophes de son temps, dialogue muet ou dialogue officiel, dialogue avec Leibniz, avec Locke, avec Wolf surtout bien sûr, Mendelssohn, donc, qui consacra sa vie à traduire le Juif en philosophique et le philosophique en Juif, est, pour moi, un exemple de ce que peut faire de mieux, de plus noble, un grand intellectuel juif. J’ai évoqué à Jérusalem, en juillet dernier, un texte sur l’amitié de Mendelssohn qui partait de la définition wolfienne de l’amitié conçue comme la joie prise à l’amélioration, au perfectionnement de son prochain et qui débouchait sur une méditation biblique sur l’histoire de David et de Jonathan. Quel prodige ! Quelle merveille ! Vous avez là un processus de traduction, un voyage d’une langue, d’une conceptualité, d’une contextualité vers l’autre, dont on ne sait en quel sens il opère ses corruptions. Est-ce la langue juive qui se corrompait au contact de la langue philosophique ? Ou la langue philosophique qui se corrompait au contact de la langue juive ? Dans cette discussion avec Benny, j’inclinais personnellement pour la seconde solution, voyant là comme la marque, encore, de l’apport, de l’intervention, juive dans le dispositif des Lumières – et me réjouissant de cette intervention. Prenez, du reste, à nouveau Levinas. Prenez les textes de Levinas qui, au moment de la fondation de l’Institut Levinas, nous ont rassemblés, Finkielkraut, Benny Lévy et moi, à Jérusalem, dans le dissentiment certes, mais enfin rassemblés quand même. Vous avez, dans ces textes de Levinas, l’écho de ce geste d’un Mendelssohn vouant sa vie à la traduction des deux langues l’une dans l’autre. Ce qu’il y a de grand chez ce Levinas c’est l’écho, en lui, de la machinerie mendelssohnienne.

On pourrait multiplier les exemples, depuis le Maharal de Prague, celui dont la légende populaire veut qu’il ait créé le Golem, et qui dialoguait avec Tycho Brahe et Kepler, jusqu’à Gershom Scholem et sa correspondance avec Walter Benjamin. On pourrait multiplier les exemples de ces Juifs qui, encore une fois, sont des Juifs d’affirmation, qui ne cédèrent jamais sur leur nom et leur identité, et qui ne prirent jamais pour autant leur parti de se séparer, de faire leur deuil, des Lumières.

Alors, bien sûr, on peut dire – et je suppose que c’est ce que Jean-Claude Milner dirait – que ce dispositif-là, cette façon d’être qui va de Hermann Cohen et Moses Mendelssohn jusqu’à certains des textes de Scholem, que tout cela est très précisément ce que la séquence 1939-45 a pulvérisé. On peut dire que c’est justement cette illusion-là dont il nous appartiendrait, aujourd’hui, de nous séparer – on peut dire que prendre conscience des Penchants criminels de l’Europe démocratique c’est très exactement donner congé à tout cela.

Eh bien je ne le crois pas non plus.

Car je crois – et, là, c’est moi qui parle, et qui le fais en mon nom propre – qu’il s’est produit, depuis 1945, depuis la césure de 1945, comme dit Milner, un certain nombre d’autres choses que Milner sous-estime et qui ne vont pas dans le sens de cette disqualification du grand modèle, en gros, du Juif des Lumières ; un certain nombre d’autres événements majeurs auxquels mon histoire propre, ma tradition familiale, mon aventure intellectuelle personnelle, me rendent spécialement attentif et qui ne vont pas du tout dans le sens de cette disqualification du vieil homme juif des Lumières.

Le premier de ces événements, c’est la fin de cette figure – dont vous brossez, cher Jean-Claude, finement et drôle- ment le portrait – du Juif de France, du franco-judaïsme. Bon. Son affaire n’est peut-être pas aussi simple à régler que vous le dites. Levinas – encore lui – a des textes (notamment, dans Difficile Liberté toujours, un texte qui s’appelle « L’agenda de Léon Brunschvicg » et qui dit sur Léon Brunschvicg, sur le rayonnement qui émanait de cet homme, sur la façon qu’il avait à son insu de renouer avec le plus profond de son adhésion sans allégeance à l’être-juif, et ainsi de suite, des choses très belles) il y a des textes, donc, de Levinas qui devraient nous garder des procès expéditifs. Et j’ai moi-même, lors de notre dernier grand débat, polémiqué sur ce point avec Benny qui ne voulait, lui, reconnaître à ces gens aucune espèce de noblesse ni de grandeur. Mais enfin, je souscris tout de même, pour partie, à ce portrait que vous donnez et je pense, moi aussi, que ce franco-judaïsme, ce judaïsme – voici que, pour le coup, je me mets à parler comme Benny ! – de la honte et de l’ignorance, ce judaïsme qui prétendait voir dans la Révolution française, dans les figures de Robespierre et Saint-Just, l’incarnation ou la résurrection des grandes figures prophétiques, ce degré zéro du judaïsme, ce judaïsme infiniment moins puissant que le judaïsme allemand avec lequel Scholem, par exemple, mènera son long dialogue dans les vingt dernières années de sa vie, ce franco-judaïsme donc, je crois qu’il est le grand perdant, la grande victime de l’événement 1945. Ça, c’est une première chose qui simplifie, si j’ose dire, le débat. A des exceptions près, bien entendu, cette figure-là a globalement quitté le devant de la scène philosophique et politique. Il reste des Juifs de la honte, bien sûr. Il reste des Juifs de l’ignorance. Mais cette figure-là, cette figure de la honte et de l’ignorance arrogantes et se faisant gloire de leur honte et de leur ignorance (c’est cela, propre- ment, que j’appelle, moi, « l’israélite français »), cette façon de voir la quintessence du message juif dans les discours de Robespierre et de s’en tenir là, d’être très content comme ça et de ne surtout pas aller chercher plus loin, me semble disqualifiée. J’insiste. Le problème n’est pas de ne rien savoir, de couper les amarres, les racines, etc. : ça, c’est le droit, la liberté, de chacun. Non, le problème c’est l’ignorance fière et sûre d’elle-même, et faisant grief, presque honte, aux autres de leur savoir. Et ce modèle-là, donc, je le crois en fort déclin.

La deuxième nouveauté, le deuxième événement qui, moi, comme Juif et comme Français, me paraît capital, c’est que le rapport des forces – puisque c’est bien ainsi, n’est-ce pas, qu’il faut aussi parler – n’est plus tout à fait celui que vous dites, ou que me semblait dire Alain Finkielkraut tout à l’heure ; je ne suis pas sûr, en fait, qu’il soit aussi catastrophiquement défavorable aux Juifs que vous semblez, tous deux, le penser. Et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce que les Juifs d’aujourd’hui – cela pourrait se plaider, devrait s’argumenter, on le fera peut-être tout à l’heure dans le débat – sont beaucoup plus aguerris que ne l’étaient leurs pères, beaucoup plus lucides, beaucoup plus avisés, beau- coup mieux informés des formes diverses que peuvent prendre la menace, la perversité, le crime : ils sont la figure même, en ce sens, du « grand Européen » tel que le décrit Nietzsche dans Le Gai Savoir. Ensuite à cause d’Israël. Bien sûr, solitude d’Israël. Bien sûr, misère d’Israël. Bien sûr ce piège terrible qui a fini par placer Israël en position d’accusé perpétuel. Bien sûr, Durban. Bien sûr, ce sondage dont j’aurais moi-même parlé si vous ne l’aviez fait les uns et les autres et où il apparaît, en effet, qu’Israël est ce dont l’humanité civilisée devrait se défaire pour que la paix se fasse : schéma exactement identique, structuralement homo- logue en tout cas, à celui des pamphlets céliniens ; Céline, dans L’Ecole des cadavres, ne disait rien d’autre ; les pamphlets racistes de Céline n’opposaient rien d’autre aux Juifs que ce fait qu’Israël, les Juifs un à un et collectivement, lui semblait être devenu la principale menace à la paix et était, de ce fait, cela même qu’il fallait expulser, cela même qu’il fallait éliminer, pour sauver la paix du monde. Bien sûr, tout cela. Mais, en même temps, aussi important que tout cela, le rôle positif d’Israël dans la représentation que les Juifs se donnent et donnent au monde d’eux-mêmes. Israël ou la réappropriation, comme dit Lanzmann dans son beau Tsahal, de la violence et de la force par les Juifs. Israël comme élément très fort, très déterminant, de cette positivité, de cette affirmativité, qui nous ont fait tourner le dos, définitivement j’espère, aux pauvres images de soi que nourrissaient les Juifs sartriens, les Juifs de pure négation ou les israélites français, les Juifs rase-murs des époques anciennes. Et puis enfin, troisième raison : la connaissance de l’ennemi, la connaissance de cette Europe potentiellement criminelle, la connaissance de cette idéologie française maurrassienne dont je ne pense pas, moi, et c’est un autre point de débat avec Finkielkraut et, peut-être, avec d’autres, qu’elle ait véritablement désarmé : cette idéologie française, ces penchants criminels de l’Europe démocratique, les Juifs aujourd’hui, ainsi que ceux qui ne se résignent pas à l’élimination du nom Juif de la carte européenne, en sont avisés – voilà un élément nouveau ! voilà une raison d’espérer !

Le troisième événement, c’est la critique du totalitarisme telle qu’elle s’est développée depuis vingt ou trente ans, et dont je ne crois pas qu’elle ait pour seul résultat cette vulgate « illimitée » des Droits de l’Homme, ou cette vulgate des Droits de l’Homme comme illimitation, que moque Milner dans son livre. Je crois, moi, qu’il y a d’autres acquis de cette aventure. Des acquis bien plus positifs, et bien plus savants, et bien mieux susceptibles de nous armer face au péril. Je veux dire par là : la critique de l’optimisme historique, la critique du progressisme et puis le scepticisme à l’endroit de ce médicalisme dont je pense qu’il était le cœur de la version noire des Lumières. C’est quoi le médicalisme ? C’est l’idée que l’humanité est malade, qu’il suffit d’isoler, d’identifier son bacille et, une fois isolé, de l’extirper – c’est la substitution, si vous préférez, de la question de la maladie à la question du Mal et du guérisseur au politique. Eh bien la critique des totalitarismes a eu pour résultat, outre la vulgate des Droits de l’Homme, outre ce cosmopolitisme démocratique – dont je ne me moquerai d’ailleurs certainement pas, moi, comme l’a fait Alain tout à l’heure à propos de ce beau portrait de Mariane Pearl qu’a publié Le Monde – la mise en pièces, à mon avis définitive, de ce médicalisme politique. Bref, nous sortons d’une séquence de l’histoire des idées qui contribue fortement, non seulement à nous armer, mais à conjurer ou même expulser pour partie du champ politique certains des penchants criminels de la philosophie des Lumières : en gros, cette « grande ombre des Lumières » dont je parlais, il y a vingt-cinq ans, dans La Barbarie à visage humain; mais justement ! vingt-cinq ans ont passé ! et, avec ces vingt-cinq ans, quelques vrais acquis – le mot vous semblera imprudent, tant pis – dans l’ordre de la lucidité.

Et puis enfin, quatrième événement, à mes yeux essentiel, et qui nous ramène à la question de l’Europe, c’est la mise en crise, ou la mise en péril, non pas du nationalisme en général, mais de ces nationalismes très précis qui se sont fondés, depuis la Révolution française, sur l’idée de la nation élue – sur l’idée, si vous préférez, de la nation qui, en vertu de sa spécificité nationale, aurait un rôle particulier à jouer sur la scène de l’histoire universelle, sur l’idée hegelienne selon laquelle chaque nation participerait également à l’avènement, au devenir-monde, de l’esprit absolu. France nation élue… Allemagne nation élue… Que de nations élues, murmurait Levinas, épouvanté et songeur… Peut-être la nation juive est-elle, au fond, la moins élue de toutes… Et peut-être cette notion de nation élue est-elle la matrice même du crime, la source de la haine, récurrente, à l’endroit des Juifs et de ce dont ils sont porteurs – à savoir le refus, justement, de cette idée d’élection perçue, de leur point de vue, comme le comble de l’idolâtrie. C’est probablement, d’ailleurs, ce que Freud avait senti au moment de Moïse et le monothéisme. Il sentait bien, le vieux Freud, que c’était cette affaire-là, cette affaire de la double élection, de la rivalité dans l’élection, qui décidait de tout. La réponse freudienne n’était pas nécessairement la bonne. Et il y avait une façon, dans Moïse et le monothéisme, de jeter le bébé avec l’eau du bain qui ne me semble pas la meilleure des démarches. Mais enfin le nœud était bien là. Freud l’avait, comme à l’habitude, pointé. Et je ne dis, moi, qu’une chose, mais elle me semble essentielle : ces nationalismes-là, ces nationalismes messianiques, ces nationalismes christiques, voilà qu’ils sont en crise, ils sont en train d’être cassés et ce qui les casse, c’est précisément l’Europe. Eh oui ! C’est quand même, là, une vraie vertu des Lumières, un vrai cadeau qu’elles nous font – et c’est l’une des vraies limites de la thèse de Milner ! La machine européenne, cette machine à compliquer les identités, cette machine à donner à chacun le sentiment qu’il est ceci et cela, cela en même temps que ceci, est très exactement ce qui, à l’ouest comme à l’est, est venu s’inscrire contre ces nationalismes mystiques et a commencé à les renvoyer au musée des horreurs historiques. Avec la mort de ces nationalismes messianiques, les Juifs perdent le plus redoutable de leurs adversaires. Or, à cette mort, travaille et travaillera longtemps encore l’Europe – à condition qu’on veuille bien l’entendre, non pas comme une nation de plus, non pas comme une grosse nation portée, en quelque sorte, au carré, mais comme un dispositif de nature à travailler, fracturer, pulvériser et, finalement, nécroser les identités et les fixations nationales. Là serait, je pense, le plus vif de mon débat avec Milner.

Et puis enfin, et j’en termine (et vous me permettrez, là, de passer pour un instant de l’événement le plus politique au plus intime) et puis enfin, dernier événement que nous avons vécu, Alain et moi et quelques autres, quelques dizaines d’autres, depuis quatre ans, à Jérusalem, dans le cadre de notre Institut d’études levinassiennes : la possibilité, dans ce lieu-là, que nous avons créé ensemble avec Benny, la possibilité d’un travail ensemble, la possibilité d’une interlocution entre un Juif de l’étude et ce qu’il appelait lui-même des « Juifs modernes » ou des « Juifs du siècle », entre un fils du Gaon de Vilna et des fils – ou un fils en tout cas – de Moses Mendelssohn. Pour moi, la relation de Benny aux Juifs modernes que nous étions à ses yeux, sa relation aux Juifs modernes en général, était et reste un mystère dont j’espérais, évidemment, avoir encore le temps d’interroger et percer, peut-être, un jour le noyau. Est-ce que Benny croyait à la transmissibilité de ce qu’il savait ? Est-ce qu’il était comme ce mystique de Borges qui disait qu’il préservait mieux ses secrets en les disant qu’en les taisant ? En tout cas, il les disait. Il les enseignait dans ce lieu de liberté qu’était l’Institut. Il pratiquait le dialogue à l’intérieur même de ce lieu bizarre qui ne ressemblait en rien à la terrible image, pour le coup, que peuvent en donner des caricatures récentes et où se retrouvaient des Juifs du siècle et un Juif de l’étude. Alors cela, l’existence même de cet Institut Levinas, le fait même qu’aient été pensables et possibles ce lieu et ce moment bénis pour nous, cela m’inspire à la fois une vraie confiance dans ce lien renoué, dans ce lien possiblement retrouvé entre deux judaïsmes moins antagoniques qu’on ne le dit – et une très grande mélancolie à l’idée, après tout également concevable, que peut-être ce moment-là s’est clos avec la disparition de celui qui l’animait.


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