Les bonnets rouges sont-ils de droite ou de gauche ? Exaspérés ou récupérés ? Manipulés, vraiment – et, dans ce cas, par qui ? Sont-ils lepénisés ? mélenchonisés ? les deux à la fois ? ni l’un ni l’autre ? Leur révolte sera-t-elle l’un de ces accélérateurs de particules politiques qui, régulièrement, dans notre histoire, font que se rejoignent les deux extrêmes du spectre idéologique ? ou s’agit-il d’une des formes prises par cette grande colère, non plus des bien-pensants, mais des délaissés, qui est l’une des données de notre temps ?

Plus important – car c’est bien à cela que, bon gré mal gré, l’on en revient toujours : la Bretagne étant, comme le reste de la France, terre d’ombre et de lumière, qu’est-ce qui l’emportera, dans ce mouvement, de l’héritage magnifique des marins de l’île de Sein, de Douarnenez et de Camaret ou de celui, plus trouble, des inventeurs du drapeau noir et blanc que l’on voit flotter dans les manifs ? qu’est-ce qui triomphera, d’un « autonomisme » antirépublicain qui plonge certaines de ses racines dans le mauvais terreau de ce « Parti national breton » qui connut ses plus riches heures pendant l’Occupation ou d’une fierté bretonne qui était aussi celle de la France quand elle s’exprimait par la voix de Charles-Marie Guillois lançant ses appels à la Résistance sur les antennes de Radio Londres ?

Ces questions sont ouvertes.

J’ai mon idée sur le sujet, fondée sur le fait que c’est l’esprit de résistance, de sagesse et de résistance, ou de résistance et de sagesse, qui finit toujours, en Bretagne, aux heures cruciales, par avoir raison de l’autre – mais, pour l’instant, elles sont ouvertes.

Ce qui est clair, en revanche, c’est que ce mouvement est le catalyseur d’une révolte antifiscale qui va bien au-delà de la Bretagne – et dont il n’y a, pour le coup, rien à attendre de bon.

L’impôt, c’est le vol, commence-t-on d’entendre ici et là. L’impôt, ce serait, nous dit-on, la confiscation par un État vorace, vampire, voire kleptomane, de la richesse et de l’effort de chacun. Et nous serions en train d’inventer, sans le savoir, un régime de type nouveau qui n’aurait plus de démocratique que le nom et qu’il conviendrait de rebaptiser fiscocratie…

Cette théorie a sa version droite : salauds de pauvres qui vivent aux crochets des riches.

Sa version gauche : toute cette tradition socialiste française qui, dans le sillage des derniers livres de Proudhon et, en particulier, de sa trop méconnue et, du coup, trop agissante Théorie de l’impôt, pousse la haine de l’État bourgeois jusqu’au refus de tout ce qui – impôt compris – contribue à nourrir le monstre.

Elle a sa variante anarcho-révolutionnaire (Bakounine voyant l’impôt comme une forme de « pillage légitime » succédant, mais en pire, au vieux pillage féodal), anarcho-capitaliste (les David Friedman et autres Murray Rothbard plaidant, au nom d’un droit naturel poussé à l’extrême, pour une société décapitée, auto-instituée, sans État) – on lui a même vu, récemment, un visage nietzschéen (l’étrange petit livre de Peter Sloterdijk paru il y a quelques années et proposant, dans une société de pure aristocratie où c’est le peuple tout entier qui s’élèverait au rang des valeurs nobles de jadis, de substituer la générosité à la fiscalité et le don librement consenti à la solidarité obligée).

Dans tous les cas, la conséquence est la même.

C’est une longue tradition, née avec le droit romain, confortée par les puissants débats, au sein de l’Église catholique, autour de la notion de « fonction supplétive des collectivités » et débouchant, enfin, sur la notion moderne de « contrat social » qui se voit rompue tout net. C’est le pilier du vivre ensemble qui s’effondre. C’est le seul moyen jamais trouvé de subvenir aux besoins du Souverain dont on décide de se priver. C’est le Souverain lui-même, c’est le Peuple souverain tel qu’a pu le définir, au terme de plusieurs siècles, la réflexion philosophique qui se dilue dans les eaux troubles d’une société où l’homme redevient le loup pour l’homme que redoutaient, non seulement Hobbes, mais la quasi-totalité de la pensée moderne du Politique.

Qu’est-ce que le populisme ? C’est la plèbe qui se substitue au peuple. C’est le beau démos grec qui laisse la place au laos des démagogues. Et c’est, dans cette « tourbe » (turba, un autre des noms du populus devenu barbare), le spectre de la guerre de tous contre tous qui fait inévitablement retour.

Priez pour l’État, disait Levinas, paraphrasant le Pirké Avot : sans lui, les hommes s’avaleraient vivants les uns les autres.

Prions pour l’impôt, a-t-on envie de dire en écho : sans lui, plus moyen ni de protéger les plus faibles, ni de secourir les plus démunis, ni, surtout, de confier à la lettre d’une loi le principe de cette responsabilité pour autrui. L’impôt est un devoir – mais c’est aussi un droit. L’impôt, ce sont les droits de l’homme – quand, du moins, l’on consent à les placer au cœur du Politique. C’est tout cela qui rend si inquiétant le rêve de « fronde antifiscale » que semblent caresser tels incendiaires du désespoir et du malaise social.


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