Les intellectuels se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Et cette spécialité bien française, Dieu nous la garde ou, plus exactement, que les intellectuels se la gardent ! Voici la préoccupation majeure de l’Éloge des intellectuels, le nouveau livre de Bernard-Henri Lévy. Zola, lorsqu’il écrivait « J’accuse » dans L’Aurore, se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Il sauvait le capitaine Dreyfus et il sauvait une certaine idée de la France. L’Éloge des intellectuels se veut un cri d’alarme dans la France des années 80, où le débat d’idées semble retomber comme un soufflé. Les intellectuels, douchés par les leçons que leur ont infligées les « ismes » (totalitarisme, nazisme, communisme), ont-ils maintenant si peur de se tromper qu’ils se taisent et ne pensent plus ? S’ils dormaient vraiment, ils vont être réveillés ! Non seulement par l’Éloge de BHL, mais aussi par La Défaite de la pensée, d’Alain Finkielkraut. Ce livre perspicace nous explique fermement et clairement une histoire, la nôtre : grâce, entre autres, à un très beau récit : « Le 31 janvier 1827, Goethe, au faîte de sa gloire et au soir de sa vie, s’entretenait avec le fidèle Eckermann d’un roman chinois qui l’occupait et qui lui paraissait très remarquable. Alors qu’il s’attendait à être subjugué et comme tenu en respect par la singularité ou le pittoresque de cette œuvre, il y avait décelé des affinités avec sa propre épopée envers Hermann et Dorothée, et avec les romans anglais de Richardson. Sa surprise tenait non pas à l’exotisme du livre, mais à sa proximité. Fragment détaché d’une civilisation lointaine et peu connue, ce texte, pourtant, n’était pas une curiosité : voilà ce qui l’intriguait. Et par le contact improbable entre lui, patriarche de l’Europe, et ce roman chinois, par l’étrange de familiarité qu’il éprouvait, par ce lien tissé en dépit de toutes les différences, l’aptitude de l’esprit à déborder au-delà de la société et de l’histoire se révélait à nouveau. »

Nous avons, au XXe siècle, abandonné cette conception de « la » culture pour l’intérêt envers « les » cultures. La condamnation – généreuse – de l’ethnocentrisme, la recherche de la diversité nous ont conduits à un aplanissement des valeurs. « Les frontières entre le bien et le mal ne doivent pas s’estomper, dit Bernard-Henri Lévy. Moi, je pense, même si cela choque, qu’il y a des systèmes de valeurs supérieurs à d’autres. Que, par exemple, l’interdiction de tuer, de torturer, est supérieure à la pratique de l’excision ou à celle qui consiste à couper les mains des voleurs… »

Ce que l’on découvre dans l’Éloge des intellectuels tout autant que dans La Défaite de la pensée, c’est une véritable estime pour la pensée occidentale – ne rions pas – et le sentiment que la culture européenne mérite d’être sauvée. Pour son humanisme, tel que le concevait Goethe, pour les droits de l’homme, pour sa culture qui est, comme le dit si bien Alain Finkielkraut, « la vie avec la pensée ».

Seraient-ils réac ? Deviendrons-nous réac ? vont demander les lecteurs avec une pointe d’inquiétude. Oh non car, comme le dit Alain Finkielkraut, « seule la gauche a véritablement le goût de la transmission du savoir ». Pas réac, donc, mais nouveau, oui. Nouvelles sonorités. Pas un hasard si les auteurs ont entre 35 et 40 ans. Arrivés à l’âge adulte, ils mettent en cause vigoureusement les « certitudes » précédents, ces certitudes qui justement n’en étaient pas puisqu’elles consistaient à relativiser les valeurs. Tout se passe comme si Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy disaient : « Cessons de faire semblant de croire que tout est pareil. » Raisonnement qu’ils ne manqueront pas de s’appliquer à eux-mêmes. Il y a une malice apparente à rapprocher leurs livres : mais c’est justement parce qu’ils ne sont pas pareils et pas d’accord, surtout, même si leur point de départ et leur critique de la pensée contemporaine n’est pas si éloignée. Peu nous importe de savoir ce que l’un pense de l’autre ou l’autre de l’un, ce qui nous intéresse, c’est de les lire tous les deux. Lecture obligée, comparaison stimulante. La Défaite de la pensée, c’est « qui aime bien châtie bien ». « Il y a deux sortes de prophètes, dit Alain Finkielkraut. Cassandre prévoit et ne change rien au cours des événements. Isaïe, lui, en disant, agit et modifie. Je préfère Isaïe. »

On ne doute pas un instant des vrais sentiments d’Alain Finkielkraut lorsqu’il se moque du « culte de la jeunesse » pratiqué dans les années 80. C’est, bien sûr, parce qu’il a de la sympathie, mieux, de l’intérêt pour les générations montantes, qu’il refuse de les laisser parquer dans leur classe d’âge, en gâtifiant devant eux. Alain Finkielkraut leur accorde en somme le droit de grandir. Rendons hommage en passant à Laurent Dispot, qui a très bien parlé du « jeunisme » dans Le Manifeste archaïque. Toute cette bonne colère des intellectuels est extrêmement réveillante. Bernard-Henri Lévy explique très bien son horreur du consensus (et de la cohabitation !) funeste de la pensée qui ne doit pas être « simple ». Je vous recommande donc la lecture de ces deux livres, vraiment combatifs parce qu’ils ne snobent pas le lecteur et lui disent clairement, vaillamment, ce qu’ils ont à lui dire. Démonstration de l’utilité des intellectuels, la lecture gant de crin, même si elle oblige à des révisions déchirantes (ah, les nostalgies gauchistes qui s’éloignent à l’horizon !), nous apporte le plus beau des cadeaux, l’inconfort intellectuel.


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