Impossible de savoir où en sera l’Ukraine quand ces lignes paraîtront.
La nouvelle « révolution orange » aura-t-elle été vaincue par le froid ? Écrasée sous la matraque ou dans le sang ? Aura-t-elle, au contraire, obligé les hiérarques corrompus qui gouvernent le pays à composer, reculer ou même céder.
On verra bien.
Mais ce qui est sûr, c’est que ce qui s’est déjà passé depuis un mois, c’est-à-dire depuis le revirement, à Vilnius, du président Ianoukovitch choisissant de revenir sous la botte russe plutôt que de signer l’accord de partenariat négocié avec l’Union européenne, est à tous égards extraordinaire.
Extraordinaire, le contraste entre la ferveur des Ukrainiens refusant d’être vendus à Poutine et notre mélancolie, au même moment, d’enfants gâtés rejoints par la « fatigue de l’esprit » que diagnostiquait l’inventeur de l’idée européenne moderne, Edmund Husserl…
Extraordinaires, ces foules de femmes et d’hommes prenant des risques extrêmes, peut-être tous les risques, pour obtenir le droit d’entrer un jour dans une Maison commune qui nous apparaît, à nous, comme un amoncellement de règles froides, de directives budgétaires absurdes, de subventions, de normes…
Extraordinaire, cette impression, quand on les écoute, de réentendre dans sa fraîcheur et sa force originaires le beau désir d’Europe que nous ont transmis nos pères, et les pères de nos pères, et que nous avons eu tendance à laisser se dessécher, pour ne pas dire tomber en poussière – la lettre sans l’esprit et, entre lettre morte et lettre volée, cette « cendre de la grande lassitude » dont Husserl, encore, parlait…
Et ces notions de paix, de démocratie, d’État de droit dont les manifestants se sont fait des étendards… et cette idée qu’Europe est d’abord le nom d’une Idée et, donc, d’un rêve et d’un idéal qui signifient, eux-mêmes, un surcroît de civilisation mais aussi de prospérité… et ces mots de la tribu européenne auxquels les Ukrainiens donnent, selon la formule célèbre, un sens soudain plus pur et que l’Europe instituée avait fini par oublier…
Et, dans cette ancienne Ruthénie où le plus brûlant le dispute au plus archaïque, dans ce pays chargé d’Histoire qui est, certes, le berceau de la Russie mais qui est aussi et, d’une certaine façon, d’abord l’un des plus grands cimetières du continent, sur cette terre gorgée de sang où se sont donné rendez-vous les deux inclinations le plus atrocement criminelles du dernier siècle, la certitude que c’est en s’arrimant à l’idée d’Europe que l’on entreprendra de s’arracher, vraiment, à ce hideux passé…
C’est tout cela que disent, depuis deux semaines, les manifestants de Kiev et ceux, de plus en plus nombreux, des villes russophones de l’est et du sud du pays.
C’est cette foi dans une Europe qui est aussi, à leurs yeux, la seule manière d’en finir, un jour, avec ce qui reste, dans les têtes, du double cauchemar nazi et stalinien qui s’exprime dans cette révolte.
À partir de quoi les responsables de l’Union ont deux attitudes possibles.
Ou bien, une fois de plus, plier devant Poutine ; le laisser libre de revenir, là où il le peut, et quel qu’en soit le prix pour ses vassaux, sur ce démantèlement de l’Union soviétique qu’il considère, on le sait, comme la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ; et, peut-être parce que cela nous arrange, peut-être parce que notre fatigue de l’Europe est telle que la seule perspective d’avoir à nouer ce nouveau partenariat nous épuisait d’avance, peut-être, autrement dit, parce que la brutalité russe nous offre l’un de ces « lâches soulagements » dont nous sommes hélas coutumiers, laisser un nouveau rideau de fer tomber sur l’aspiration à la liberté des peuples d’Ukraine et demain, par voie de conséquence, de Géorgie et de Moldavie – regain de l’Europe captive dont parlait Milan Kundera à la veille de la chute du mur de Berlin ; retour de cette injure faite à l’Europe qu’est la résignation à la voir coupée en deux et se déployant, pour ainsi dire, dans deux espaces-temps différents.
Ou bien nous maintenons la pression sur Kiev ; nous maintenons, plus exactement, l’offre d’association refusée le 21 novembre par un président stipendié en même temps que nous assurons de notre active sympathie l’opposition pacifique qui le défie ; nous usons, en d’autres termes, de tous les instruments dont nous disposons pour punir les matraqueurs (sanctions politiques, gel de leurs avoirs dans les banques européennes ou dans celles des paradis fiscaux avec lesquels nous avons noué des accords de coopération et d’entraide) et aider les matraqués (envoi de missions parlementaires, assouplissement de notre politique de visas en direction, notamment, des étudiants, aides directes à la société civile insurgée) ; et, en donnant au « dégoût » exprimé par John Kerry une traduction européenne et concrète, nous faisons d’une pierre deux coups – un pas, là-bas, vers plus de démocratie et un bain de jouvence, ici, pour une idée d’Europe en train de s’étioler et qui n’a pas tant d’autres occasions de renouer avec sa splendeur perdue.
L’Ukraine est une chance pour l’Europe sans âme d’aujourd’hui.
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