Dieu sait si j’aime les Etats-Unis et si m’exaspèrent les donneurs de leçons dont l’antiaméricanisme est toujours synonyme de bêtise, ou de haine, ou des deux – une sorte d’attracteur du pire magnétisant ce qu’il y peut y avoir de plus glauque (extrême droite, extrême gauche, populismes plus ou moins fascisants, haine de la démocratie et du droit…) dans les sociétés de la vieille Europe.

Mais, là, c’est autre chose.

Et ce sont les amis de l’Amérique, que dis-je ? ce sont les Américains eux-mêmes que la tuerie de Newtown, puis la fusillade de Webster, puis l’avalanche de déclarations lamentables par laquelle les responsables du lobby pro-armes ont réagi aux images des vingt cadavres d’enfants de l’école de Sandy Hook, interpellent au plus profond.

Car il y a, plus que jamais, deux camps dans l’Amérique d’aujourd’hui.

Il y a, d’un côté, les robots humains de la National Rifle Association que le spectacle de ces vingt petits corps a laissés froids.

Il y a ces autistes, à moins qu’ils ne soient juste monstrueusement cyniques, qui ont eu le front, quelques heures après le drame, de déclarer qu’il y a, non pas trop, mais pas assez d’armes en circulation dans les écoles et qu’il est temps d’armer aussi les professeurs et les directeurs d’établissement.

Il y a ces imbéciles, à moins qu’ils ne soient, au contraire, d’habiles manipulateurs, qui, en osant se réclamer du Deuxième Amendement de la Constitution, détournent la belle idée – fondatrice de la démocratie américaine – de résistance à la tyrannie et en font un argument de vente pour les marchands de mort.

Il y a, les ayant écoutés, tous ces “braves gens” que l’on a vus, pendant les fêtes, poster sur tous les Twitter, Instagram et autres réseaux sociaux du moment des photos d’eux déballant, au pied des arbres de Noël, des Bushmaster flambant neufs du même modèle que celui qui a tué les enfants de Newtown.

Et puis il y a, en face, cette autre Amérique qui sait, depuis longtemps, que les 4 millions de militants du lobby pro-armes sont des irresponsables qui prennent en otage les 312 millions de citoyens de la plus grande démocratie du monde – et qui, face à cette nouvelle tragédie venue s’ajouter aux douze autres, de la même sorte, qui se sont échelonnées depuis 1999 et la tuerie de Columbine, s’est décidée à faire les comptes.

Trente tués et quelques par jour, par arme à feu, dans l’ensemble du pays.

Autant, donc, tous les trois mois, que l’hécatombe du 11 septembre.

Autant, chaque six mois, que de GI morts au combat pendant toute la durée des deux guerres d’Afghanistan et d’Irak réunies.

Il y a cette autre Amérique, oui, qui a compris que trop c’est trop et que, quand on en arrive là, quand les autorités de Californie en sont réduites, comme à Benghazi, à émettre des bons d’achat pour récupérer les armes à feu, quand les parents sont obligés d’équiper leurs enfants de sacs à dos pare-balles à la veille de la rentrée des classes, bref, quand l’Amérique entière devient un champ de tir avec permis de tuer pour des psychopathes confondant le droit d’être armé avec celui de tirer, c’est qu’il y a quelque chose de pourri au royaume d’Abraham Lincoln.

Grâces soient rendues, de ce point de vue, au maire de New York, Michael Bloomberg, fondateur de l’association Maires contre les armes illégales, qui lutte, depuis treize ans, contre ce détournement de l’esprit des lois.

Honneur à tous les élus qui, de leur côté, souvent seuls, à contre-courant de leur parti, militent, comme le sénateur républicain de l’Utah Orrin Hatch, pour une régulation plus sévère ou, comme ses collègues démocrates de Californie et de New York, Dianne Feinstein et Charles Schummer, pour l’interdiction de vente des fusils d’assaut.

Honneur au sénateur de Virginie-Occidentale Joe Manchin, qui était, lui, de l’autre bord, mais a eu le rare courage de dire que la tuerie de Newtown l’a “changé” et qu’elle exige un “changement total” d’une législation pousse-au-crime.

Honneur à la presse, bien sûr, massivement régulationniste.

Et merci, surtout, aux 200 000 femmes et hommes qui, à l’heure où j’écris ces lignes, ont d’ores et déjà ratifié l’appel mis en ligne sur le site de la Maison-Blanche, We the People – le plus beau succès enregistré, depuis la création du site, par une pétition de cette espèce.

C’est grâce à eux que l’Amérique triomphera de ce lobby de fanatiques et de leur criminelle folie.

C’est l’insurrection des consciences qui, comme toujours aux heures cruciales de son histoire, peut faire que le pays renoue avec ses valeurs et retrouve la raison.

Puisse le président Obama entendre cette voix qui monte des profondeurs et faire de son second mandat celui de la réforme intellectuelle, morale et politique qu’appellent les citoyens et qu’il a implicitement promise, les larmes aux yeux, le jour du drame : c’est, en ce début d’année, le meilleur voeu que puisse former un ami, non seulement de l’Amérique, mais des idéaux de liberté qu’elle a toujours, mieux que tant d’autres, su incarner au fil des siècles.


Autres contenus sur ces thèmes