D’autres diront, mieux que moi, la grande beauté du nouveau film de Claude Lanzmann, Sobibor. D’autres diront, ou ont déjà dit (Jean-Michel Frodon, dans Le Monde de ce mercredi), la place qu’il occupe déjà, dans l’histoire du cinéma, entre Le dictateur de Chaplin et le To be or not to be de Lubitsch.

Je pourrais dire moi-même la bouleversante fidélité de cette quatrième œuvre à la « manière Lanzmann » de faire du cinéma, de raconter, de réaliser des films avec du rien et du silence – de partir, en somme, de ce que l’auteur appelait, il y a quinze ans, « l’absence radicale de trace » et d’en faire des monuments de mémoire et de vérité : jamais d’archives; refus, proprement iconoclaste, du rapport traditionnel à l’image ; le contraire d’une « reconstitution » du passé, d’une « illustration » et même d’une « incarnation » ; juste un récit (celui de Yehuda Lerner, survivant de l’insurrection juive du camp d’extermination de Sobibor, le 14 octobre 1943) ; juste un choral de visages et de voix autour de ce récit (Lerner donc ; mais aussi la traductrice ; et, encore, la voix puissante et froide de Lanzmann interrogeant, pressant, revenant sur un détail, interrogeant encore) ; et, face au projet nazi de produire des cadavres et, dans le même geste, de faire disparaître la trace de cette production, une résurrection élocutoire des morts et des survivants.

Si ce film, pourtant, me paraît si important, s’il me semble si essentiel, aujourd’hui, octobre 2001, de se précipiter dans les salles pour le voir, c’est pour, au moins, trois autres raisons.

On a trop dit, d’abord, la passivité des juifs face à la Solution finale. On a trop insisté sur la soi-disant inconscience des victimes marchant au supplice « comme bêtes à l’abattoir ». Voici l’autre volet de l’Histoire. Voici le récit, pour la première fois si détaillé, d’une insurrection juive au cœur de la machine de mort nazie. Ce pourrait être Treblinka (2 août 1943). Ce pourrait être la révolte des Sonderkommandos de Birkenau, chargés de la crémation des corps après le passage par la chambre à gaz et qui, dans la même journée (7 octobre 1944), se soulèvent, exécutent quelques-uns de leurs gardiens et font sauter à l’explosif l’une des quatre chambres à gaz. C’est Sobibor, donc – ce sont deux heures de cinéma pour raconter ce moment infime, cet instant, où, d’un coup de hache impeccable, Yehuda Lerner fend le crâne d’un officier nazi et déclenche ainsi l’une des insurrections réussies dont les camps d’extermination furent le théâtre.

On a trop dit, on continue trop souvent de dire (ici même, le livre de Benbassa et Attias), le caractère sourdement « doloriste » d’un judaïsme figé dans la seule remémoration du martyre – on a dit trop de bêtises sur cette prétendue « religion de la Shoah » et, au fond, de la mort à quoi se réduirait l’imaginaire juif contemporain. Voici un autre imaginaire. Voici un personnage magnifique qui nous raconte une histoire, non de mort mais de vie, non de désespoir mais d’espoir. Voici un héros juif qui, mieux encore que les humbles combattants du ghetto de Varsovie, vient rappeler la dimension de résistance qui est aussi au cœur de la pensée juive moderne. Il y a plus de vingt ans, dès 1979, au moment même où, à Jérusalem, en plein tournage de Shoah, Lanzmann rencontrait Lerner et filmait son témoignage, je plaçais l’un de mes premiers livres, Le Testament de Dieu, sous l’invocation des insurgés anonymes de Sobibor. Quelle joie de les voir, grâce à un grand artiste, trouver leur visage, l’habiter et donner en quelque sorte leur nom à ce film éponyme qui sera à la résistance juive ce que fut Shoah à la Shoah : non pas exactement la relation, mais la constitution même de la chose en événement.

L’époque, enfin, est celle d’une confusion très grande quant à ce qu’il en est de la « violence », du « courage », du « terrorisme ». Et il n’est pas de jour où, tant à propos d’Israël qu’au sujet des tueurs fous du World Trade Center, l’on ne nous rebatte les oreilles d’une prétendue « escalade » contemporaine de la violence et du crime. Eh bien, écoutez encore Yehuda Lerner. Écoutez Lanzmann demander « est-ce qu’il avait déjà tué, avant, Monsieur Lerner ? ». Écoutez le récit patient de ce « millième de seconde » où ce « gosse » qu’était Lerner et qui, « avant », n’aurait, nous dit-il, jamais pu « tuer une mouche », coupe en deux le crâne de l’officier nazi. La violence d’un non-violent… La conquête du courage et de la force… Cette fragilité, cette angoisse, dont Lanzmann ne cesse de dire – encore, ces jours-ci, son interview-fleuve aux Cahiers du cinéma – qu’elles demeurent au cœur de la réappropriation moderne de la violence par les juifs… Tout est là. Tout est dit. Ce quatrième film, ce récit qui vient, non seulement après Shoah, mais après le très beau et méconnu Tsahal, est aussi le plus efficace des contre-feux à la redoutable bêtise de ceux qui, ces jours-ci, commencent de nous raconter que Ben Laden égale Sharon ou qu’il n’y aurait pas de kamikazes sans violence juive en Palestine.


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