JEAN BIRNBAUM : Quelle est la place de Voltaire et de son œuvre dans votre itinéraire philosophique ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Histoire complexe. Car peu de place au commencement. Très très peu de place, dans l’itinéraire d’une génération formée au lacanisme, à l’althussérisme et aux règles austères de l’antihumanisme théorique. Demi-philosophe, pensions-nous. Métaphysicien du dimanche. Un écrivain immense, certes. Mais, justement, presque trop grand. Trop gigantesque. Éclipsé par l’énormité même de ce nom propre, devenu quasi nom commun. Ah, la fatalité des œuvres perçues, à tort ou à raison, comme moins éclatantes, moins intelligentes, que leurs auteurs ! Pauvre Voltaire… Et puis, au fil des ans, contre les clichés, les idées toutes faites, l’obscurité de cette gloire trop vaste, la conjuration des non-lisants, le hideux sourire, etc., la double découverte – pour moi, en tout cas, à la fin des années 1970 – d’une aventure de vie et de pensée qui va, soudain, beaucoup compter. Vie ? Mobilité. Lucidité. Énergie indomptable. Courage physique et moral. Stratégie. Guerre.

Oui, le fait même d’exister et d’écrire conçu comme une guerre de tous les instants. « Je fais la guerre », dit-il à ceux qui lui reprochent de s’acharner contre le mauvais dramaturge Crébillon. Je suis une armée à moi tout seul. Je suis un parti. Un Etat. Je suis ce réseau d’amis, cette inavouable constellation d’alliés, d’émissaires ambigus et plus ou moins fidèles, je suis cette machine militaro-littéraire qui me permet de résister aux puissants et de les interpeller, de survivre et de contre-attaquer, de ruser sur l’accessoire et de ne rien céder sur l’essentiel. Un type d’homme, une physiologie, qui annoncent ce qui, bien plus tard, deviendra l’Intellectuel et que je retrouverai dans l’aventure et le cas de Sartre.

Pensée ? Eh oui. La pensée de Voltaire. Son système. C’est-à-dire son pessimisme ; son antinaturalisme ; sa lumineuse noirceur ; sa conviction que la civilisation est un mince, très mince vernis, qu’abolira toujours un désastre de Lisbonne ; son refus des consolations, théodicées, enchantements, que fournissent les théologiens, mais que ne dédaignent pas, hélas, les philosophes patentés. Voltaire contre Leibniz. Voltaire contre la terrible illusion d’un Mal soluble dans le meilleur des mondes. Voltaire comme un formidable antidote à l’universelle volonté de guérir.

JB : Quel est le texte de Voltaire qui vous a le plus marqué, nourri, et pourquoi ?

BHL : S’il faut en choisir vraiment un, un seul, et le recommander à qui n’aurait pas compris l’urgence qu’il peut y avoir à se plonger dans ce flot de mots dont, comme l’enfer selon saint Bonaventure, on ne sait jamais trop s’il est brûlant ou glacé, je prendrai un petit texte peu connu ou, plus exactement, oublié (l’édition critique proposée, il y a sept ans, par Roland Mortier aux éditions Voltaire Foundation est épuisée), mais qui eut, sur le moment, en 1766, un certain succès : Le Philosophe ignorant. C’est un livre très court. Quelques dizaines de pages à peine. Il est construit en 56 « questions », ou « ignorances », ou « doutes », qui ne font parfois que deux lignes – la « table des doutes », en fin de volume, est déjà, à soi seule, un régal d’ironie, de mordant, de style. Tout Voltaire est là. L’incrédulité. La haine de la sottise et du fanatisme. Les formes a priori de la sensibilité obscurantiste. Les catégories de l’entendement, et de la raison, terroristes. L’apologie de ce que nous appellerions, aujourd’hui, le libéralisme et qui trouverait, dans les mots de Voltaire, renforts et munitions. Un abrégé d’anti-Rousseau et, encore une fois, d’anti-Leibniz. Mais aussi cette autre idée qu’il y a un second combat à mener, parallèle en quelque sorte, symétrique et complémentaire, sur le front de ce qu’il nomme, ici, le « moderne spinozisme ». Qui sont les modernes spinozistes ? Grimm. La Mettrie. Les athées professionnels. Les enragés de la haine de Dieu. Tous ces gens qui ne lui pardonnent pas sa théorie du « grand horloger ».

Tous ces acharnés contre l’idée même d’une « Lettre » dont il est certes le premier – mais justement ! La complexification, la reprise, n’en ont que plus de prix ! – à insulter, dans telles ou telles pages, insupportables, du Dictionnaire philosophique, l’éclatante généalogie. L’erreur, autrement dit, qui consiste à penser que la laïcité, la rupture du théologico-politique, le droit imprescriptible à l’incrédulité, à l’incroyance, devraient nécessairement impliquer un barrage contre la croyance pacifique, le testament de Dieu, le symbolique. Tout est là. Quelle leçon !

JB : Selon vous, où l’œuvre de Voltaire trouve-t-elle aujourd’hui son actualité la plus intense ?

BHL : Dans la lutte contre l’islamisme radical. Pas l’islam, l’islamisme. La folie meurtrière de ceux qui, comme les tortionnaires du Chevalier de la Barre, dans des termes finalement voisins des leurs, martyrisent et tuent au nom de Dieu. Voltaire a puissamment contribué à ce que soit écrasé l’infâme de son époque. Le même Voltaire nous aidera à terrasser l’infâme d’aujourd’hui – c’est-à-dire le parti, à la fois très vaste et indécis, de ceux qui voient dans le Coran un livre impeccable, intouchable, et dont les prescriptions seraient sans recours ni merci.

Il a, ce voltairianisme contemporain, le visage de Salman Rushdie quand il réclame le droit à la fiction jusques et y compris dans sa lecture de la geste de Mahomet. Il a celui de l’écrivaine bangladeshie Taslima Nasreen revendiquant le droit, conquis par les héritiers des autres religions monothéistes, de quitter la foi de ses pères et de se choisir elle-même, librement, un destin. Et il a celui, enfin, d’Ayaan Hirsi Ali, cette jeune Hollandaise d’origine somalienne condamnée à mort par les islamistes, pourchassée, vouée à une impossible vie, parce qu’elle croit, premièrement, que l’on peut être né en islam mais ne pas vouloir y demeurer – et, deuxièmement, que l’on peut y rester mais sans s’interdire d’en réviser, moderniser, démocratiser, certaines prescriptions (mariages forcés, mutilations subies ou consenties, primat de la règle communautaire sur le désir des sujets, etc.). Ayaan Hirsi Ali n’est pas Voltaire. Mais c’est Voltaire qui l’inspire. C’est Voltaire qu’on veut assassiner à travers elle. Ils sont, ces assassins possibles, comme le pétainiste Abel Bonnard livrant aux nazis la statue de bronze de Voltaire afin qu’ils en fassent des obus. Défendre Rushdie, Nasreen ou Ayaan Hirsi Ali, c’est défendre la statue, la mémoire, l’héritage de Voltaire.


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