Les Américains ne parlent, évidemment, que de cela. Ils n’ont, à la bouche et dans la tête, que l’incroyable tsunami qui a failli emporter leur système bancaire et, de là, la planète finance. Avec, au fond, trois questions simples qui reviennent partout, dans toutes les conversations et dans la presse.
Pourquoi ce désastre, d’abord ? Pourquoi cette série de bulles (hypothécaire, financière, de crédit, de confiance) qui ont explosé l’une après l’autre et ont manqué, donc, plonger la première économie mondiale dans une situation du type de celle de l’Argentine il y a sept ans ? Que l’on soit républicain ou démocrate, tout le monde est désormais d’accord pour dire que c’est un système bâti sur le profit à court terme, la titrisation à tout-va ou l’invention d’instruments financiers sans création de valeur corrélative, qui est à l’origine de la crise. Fin d’une époque où l’on « couvrait » tout et n’importe quoi. Agonie d’un modèle de croissance basé sur un endettement sans mesure et une spéculation sans frein. Et quant à ces dirigeants qui engageaient leurs entreprises dans des aventures indexées sur leur hubris ainsi que sur les rémunérations faramineuses qu’ils s’étaient octroyées ; quant à ces patrons qui, comme l’avant-dernier président de Merrill Lynch, osaient empocher 160 millions de dollars pour prix de leur non moins faramineuse incompétence, ils sont devenus l’objet, en quelques jours, d’une réprobation générale.
Le remède, ensuite ? Et si l’État fédéral, contrairement au credo formulé, entre autres, par feu le président Reagan, est en train de redevenir, non le « problème », mais la « solution » ? Les avis sont nuancés, naturellement. Et il se trouve déjà des éditorialistes pour, comme David Brooks dans le New York Times du 19 septembre, ironiser sur ce « régulationnisme » que chacun feint de découvrir alors qu’il était déjà la norme sur les marchés à terme ou dans les hedge funds. Mais, pour l’essentiel, c’est tout de même bien cela qui se dit. Et, de la gauche à la droite, des progressistes du magazine Nation aux dévots de la dérégulation façon Wall Street Journal, il ne se trouve personne pour médire de l’appropriation de fait, par l’État, de pans entiers du secteur financier. Ni, encore moins, de cette intervention massive dans un marché supposé, en principe, se réguler très bien tout seul. Ni même de l’interdiction, provisoire certes, mais dont l’idée même était, hier encore, inconcevable, des « ventes à découvert » des grandes valeurs financières. Ce n’est pas une réforme, c’est une révolution. Mieux qu’une révolution, c’est un changement de paradigme. Et c’est, là aussi, un nouvel âge qui s’annonce
Qui, d’Obama ou de Palin – pardon, de McCain – est le mieux équipé, enfin, pour accompagner ce changement de cap et graver dans le marbre d’une politique ce qui, pour le moment, s’invente au jour le jour, au fil des circonstances, sans cohérence ? Probablement Obama. Car les républicains ont beau se rallier au cours nouveau. Ils ont beau, comme McCain lui-même, concéder que la nationalisation des géants de la réassurance était inévitable. Chacun sent bien que c’est à contrecœur, du bout des lèvres et sans disposer, tant s’en faut, des outils conceptuels qui leur permettraient de penser vraiment, jusqu’au bout, la mutation. Alors que les démocrates… Le « track record » des démocrates de l’ère clintonienne et post-clintonienne n’est peut-être pas, en la matière, tellement brillant. L’idée d’un État renforcé assumant plus fortement ses responsabilités d’État et jouant donc, sur ce plan, son plein rôle d’acteur politique leur est tout de même plus familière. Question de culture et de patrimoine idéologique : la faillite de Lehman Brothers fera plus que le discours de Philadelphie pour l’élection de Barack Obama.
L’observateur étranger, quant à lui, ajoutera deux observations.
La plasticité, d’abord, d’un système capable d’opérer, si vite, ce grand renversement. Combien de temps eût-il fallu, en Europe, pour sauver une AIG ? Combien de comités interministériels ? de commissions bruxelloises et nationales ? de va-et-vient entre les autorités financières locales et communautaires ? L’Amérique a fait en une nuit ce que nous aurions mis des semaines à, peut-être, finalement ne pas faire du tout. Elle a fait montre une fois de plus, et n’en déplaise aux sombres prédictions des antiaméricains pavlovisés, de son inentamable vitalité.
Mais la bizarrerie, ensuite, du même système quand cet État qui se résout, de plus ou moins bonne grâce, à ce changement de cap rechigne à faire le même effort lorsqu’il s’agit de venir en aide aux démunis. Est-il plus difficile, vraiment, de bâtir une sécurité sociale digne de ce nom que de créer un fonds de « défaisance » pour éponger les « junk bonds » qui plombent le bilan des grandes banques ? Et ces centaines de milliards de dollars que l’on sait mobiliser, en un temps record, pour sauver des compagnies financières en faillite, d’où vient que l’on ait tant de mal à les trouver pour sauver de la misère ou de la mort les sans-logis de Los Angeles ou de Detroit ?
Cette question-là, le prochain président des États-Unis, quel qu’il soit, ne pourra plus s’y dérober.
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