Je connaissais l’antiaméricanisme français. Je savais, pour l’avoir combattue, qu’il y a, au cœur de notre culture, une haine phobique de l’Amérique tenue pour une région, non du monde, mais de l’Être et presque de l’âme. Ce que je savais moins, c’est que le même dispositif discursif, la même façon de transformer l’autre en un attracteur du pire amalgamant ce qu’il y a de pire dans l’idéologie nationale, fonctionnait aussi dans le camp d’en face. Et j’en veux pour preuve un livre tout récent, inédit encore en français mais publié par la prestigieuse maison new-yorkaise Doubleday, Our Oldest Enemy, de John J. Miller et Mark Molesky, qui dit l’existence, en Amérique, d’une francophobie aussi folle, aussi navrante et, pour finir, aussi périlleuse que notre bon vieil antiaméricanisme.

Le livre part de l’idée, nullement scandaleuse en son principe, de remettre en mouvement le cliché d’une amitié franco-américaine qui aurait l’âge de La Fayette et dont seule la guerre en Irak aurait troublé la belle harmonie. Sauf que, partant de la réévaluation plutôt juste de tel épisode de l’histoire diplomatique des deux pays, revenant à juste titre sur tel mot du général de Gaulle au moment du retrait de nos troupes de l’Otan, il dérape très vite et, tout à sa volonté d’opposer une France noire à la vertueuse et lumineuse Amérique, nous offre un florilège d’arguments, tantôt extravagants, tantôt nauséabonds, qui sont tous censés prouver la perversité du génie français… C’est telle citation, absurde car hors de son contexte, qui fait dire, peu avant sa mort, à François Mitterrand que la France est « en guerre avec l’Amérique ». C’est telle page, ridicule, où l’on voit Jacques Chirac se rallier comme le premier « vandale » venu à la destruction d’un McDonald’s par les « bandes » de José Bové. Ce sont toute une série de collages, citations trafiquées ou détournées qui prêtent à Clemenceau l’idée que l’Amérique serait une nation allée « directement de la barbarie à la dégénération sans passer par la case civilisation » ou à Jean Baudrillard que la destruction du World Trade Center était un « rêve français » exaucé par Ben Laden. Ce sont des pages grotesques où Voltaire se voit réduit au rôle d’un arnaqueur abusant Louis XV sur l’« énormité de la défaite française » ; Rousseau, d’un penseur totalitaire dont l’« idéalisme abstrait » aurait engendré rien de moins que « les Khmers rouges » ; Rimbaud, d’un « abolitionniste français » (!) dont la « grossièreté de langage » serait à l’origine littéraire d’un « répugnant voyou » nommé Jarry ; ou encore Jacques Derrida au rang d’un vague symptôme d’une France à la dérive réagissant à la perte de son influence par l’invention de cette « épidémie » que fut le « déconstructionnisme ». Ce sont des clichés, énoncés sur le ton de l’évidence, qui présentent les compatriotes de Villepin comme des crétins à « béret » et « col roulé noir » (!) dont la mentalité guerrière, versatile, corrompue, sournoise, insidieuse, amoureuse de la luxure, radine, maligne, serait responsable du traité de Versailles, donc de Hitler, donc de la guerre. Bref, c’est, tout au long du livre, une charge folle dont je ne connais d’équivalent que dans la littérature française la plus douteuse des années 30, contre une nation diabolique dont le but ultime serait l’humiliation méthodique de l’Amérique. Cette façon de figer l’entière culture d’un pays dans une caricature présentée comme naturelle a un nom : l’essentialisme. L’essentialisme, poussé à un tel degré, est l’autre nom d’une tentation à laquelle l’on s’étonne, comme toujours, de voir céder des esprits apparemment éminents : le racisme. Et le fait est qu’il y a une forme de racisme dans cette façon de s’appuyer sur un texte de Mark Twain qui contient, nous dit-on, « plus qu’une part de vérité » et selon lequel il y aurait, « au sein de la race humaine », les « êtres humains » et « les Français » – allez, recommandent ces fins lecteurs de Tom Sawyer ! « grattez le Français » ! cherchez sous cet être incertain, intermédiaire « entre l’homme et le singe », vous trouverez une bestialité « inédite sur les terres civilisées » ! La France et l’Amérique méritent mieux que cette opposition de deux délires antithétiques et, je le répète, non moins fascisants l’un que l’autre. La France de Tocqueville et l’Amérique de la Génération perdue, ces deux nations également littéraires et pareillement convaincues de l’exceptionnalité de leur lien à l’Universel, ne peuvent se résigner à ce mimétisme noir et doublement suicidaire. La publication de ce livre, cette accumulation de stéréotypes et de vulgarités, cette ignorance béate dont on ne sait plus, à force, s’il vaut mieux rire ou s’indigner, cette version américaine, en un mot, de « l’idéologie française », me renforcent dans le sentiment qu’il y a urgence : renouer le lien brisé et, par-delà ces deux chauvinismes engagés dans une mortelle étreinte, reprendre sans tarder le dialogue des esprits.


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