Aux États-Unis, où le moins que l’on puisse dire est qu’on ne plaisante pas avec le sujet, cette histoire de nouveau pape enrôlé dans les Jeunesses hitlériennes à 14 ans ne fait pas vraiment recette. On parle de sa rigueur doctrinale ou de son conservatisme. De ses rapports avec les protestants et du fait qu’il ait pu, dans telle circonstance, refuser le principe d’une communion partagée. On se demande si son combat contre le relativisme ira, ou non, dans le sens de la bataille de George W. Bush pour les « valeurs ». On parle aussi beaucoup de son télégramme à Riccardo Di Segni – grand rabbin de Rome – appelant à renforcer le dialogue fraternel avec « les filles et fils du peuple juif ». Mais pas, ou peu, de petites phrases sur la brutalité du « panzercardinal ». Pas, ou guère, de blagues grasses du genre de celles que l’on a, me dit-on, pu entendre à Paris, dans les « Guignols de l’info », à propos de l’« élection d’Adolf II ». Pas de germanophobie, ce crime contre l’esprit. Pas de diabolisation, cette bêtise. Des commentaires qui, au contraire, ont plutôt tendance à souligner l’orientation antinazie de la famille du jeune Josef Ratzinger. Et quant au fait que le collège des cardinaux ait, pour la première fois depuis cinq siècles, élu un pape allemand, quant à avoir choisi ce moment-ci, soixante ans après le nazisme, pour opérer ce choix historique, c’est interprété, à tout prendre (New York Times de ce dimanche), comme le signe d’un travail de mémoire qui se poursuit et entre peut-être, justement, dans sa phase la plus décisive. La presse américaine prend Benoît XVI au sérieux. Elle propose de juger le successeur de Jean-Paul II sur pièces. Tant mieux.
Autre sujet d’étonnement dans les grands médias du pays : les progrès, en France, du non au projet de traité européen. Ce n’est pas que l’on soit, ici, particulièrement favorable à ce traité. Mais au moins est-on informé et voit-on assez clairement : 1. que ce camp du non qui semble désormais s’adosser à des pans entiers de la gauche et de l’extrême gauche est, à l’échelle du reste du continent, plutôt le fait des ultralibéraux ; 2. que le texte comporte des avancées sociales qui, s’il se voyait rejeté, seraient repoussées aux calendes et laisseraient en effet la place à un ordre encore plus libéral ; 3. que la seule alternative au nouveau texte, ce sont les anciens textes, autrement dit Nice et Maastricht, dont chacun s’accorde à juger qu’ils sont, dans le genre, encore bien pires. Question, alors, des Américains : pourquoi ces gens s’égarent- ils ? Comment peut-on croire lutter contre le libéralisme quand on est en train, par son vote, de prendre le risque de le conforter ? Comment, en d’autres termes, et dans les mots de la philosophie politique, peut-on conspirer à sa propre servitude lors même que l’on prétend œuvrer à sa liberté ? La réponse, vue d’ici, est d’une simplicité robuste. C’est qu’il y a, pour cette gauche du non, plus important que de travailler à sa liberté ou à la défaite de l’ordre néolibéral. Et ce qui est plus important, ce qui compte vraiment le plus pour ces gens, c’est de préserver, coûte que coûte, un cadre national qui a nourri la grandeur, la fortune et, parfois, la vanité de la France. Pas de mystère, autrement dit. Même pas de malentendu. Ce vote non n’est pas, comme on le dit partout, un vote de colère ou de désaveu des gouvernants par les gouvernés. C’est un vote qui sait ce qu’il fait. C’est un non qui dit ce qu’il veut. C’est le réflexe, somme toute logique, d’un vieux pays jacobin qui veut bien aller au grand marché, mais pas à l’Europe politique.
Images, sur CNN, de Jacques Chirac venant se recueillir au mémorial arménien de Paris. Et commentaire indiquant que le président de la République a suspendu l’éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union européenne à l’exercice d’un vigilant devoir de mémoire sur le génocide de 1915. La question, je le sais, n’est pas d’actualité. Et je me garderai bien de tomber dans le piège tendu aux Européens par ceux qui, en France, feignent de penser que le référendum du 29 mai porterait, de près ou de loin, sur cette question de l’entrée de la Turquie. N’empêche. Ce qui est dit est dit. Et il était bon que cela fût dit par le même président qui, voilà dix ans, reconnut la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs. Solidarité des génocidés. Parenté des négationnistes qui, des nostalgiques de l’hitlérisme à ceux du polpotisme, puis du pouvoir et de la pureté hutus ou, ici, de l’ultranationalisme jeune-turc, témoignent du même credo. Il n’y aura, le moment venu, pas de préalable doctrinal plus décisif à l’ouverture de négociations avec les héritiers du kémalisme. Après viendront les critères de Maastricht. Après, les critères de Copenhague. Après, seulement après, le respect plus ou moins affirmé des grands principes démocratiques supposés unir les Européens, mais dont j’ai presque envie de dire que l’absence d’un travail de mémoire digne de ce nom les rendrait purement formels. Le vrai trou noir de l’Europe, c’est le vertige hideux d’Auschwitz. Son vrai ciment fondateur, c’est, comme l’a dit un jour ce grand Européen qui s’appelle Joschka Fischer, le « plus jamais ça » d’Auschwitz. Il n’y a pas de place en Europe pour ceux qui, en Turquie comme ailleurs, feindraient de n’avoir pas entendu la leçon inaugurale d’Auschwitz.
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