Ne dites pas à Woody Allen qu’il est cinéaste, il se croit musicien. C’est ce que doivent penser la centaine d’aficionados qui le voient paraître, ce soir, en plein dîner, dans ce « Café » de l’hôtel Carlyle, angle de Madison et de la 76e rue, où il vient, comme chaque lundi, accompagné de son « New Orleans Funeral and Ragtime Orchestra », jouer de la clarinette.

Il y a là, oui, l’un des plus grands cinéastes américains vivants. Il y a là l’auteur génial de Annie Hall et de La Rose pourpre du Caire. Et il est là, à portée de main, assis sur un vague tabouret, au milieu de dîneurs qui n’ont pas l’élémentaire politesse de s’arrêter de boire et de manger pour l’écouter – il est là, vêtu d’un vieux pantalon de velours et d’une chemise bleue légère : concentré ; yeux mi-clos ou carrément fermés ; geste précis ; souffle sûr ; les doigts posés à plat sur les trous de la clarinette ; les muscles de la bouche bien serrés, mais sans gonfler les joues, autour du bec de l’instrument ; la lèvre supérieure étonnamment mobile qui, tantôt, semble vouloir aspirer, avaler, le haut de l’anche et, tantôt, se retrousse comme pour dire qu’elle choisit maintenant de bouder, de désavouer le vilain instrument et, pleine d’une autorité soudaine, de lui couper littéralement le sifflet…

Au début, on se dit : ce n’est pas lui. On se persuade, premièrement, que le vrai Woody Allen ne se commettrait pas ainsi, dans ce bar ; mais surtout, et deuxièmement, que le célèbre petit homme, le schlemiel au physique d’éternel looser, l’héritier de Keaton, Chaplin et Lloyd Harold, ne peut pas être ce virtuose à la technique si sûre, à la si impeccable prestance et, quand il s’arrête de jouer et commence de chanter, à la voix si juste et bien timbrée. Et puis, au bout d’un moment, on s’y fait. Dans les moments où il ne joue plus, quand il laisse la vedette à Cynthia Sawyer, sa pianiste, ou à Rob Garcia, son batteur, ou encore au gros homme à chemise à carreaux ouverte sur un cou de bison, Eddy Davis, qui, sur sa gauche, l’accompagne au banjo, quand il se met à dodeliner de la tête au rythme du trombone ou à regarder le bout de ses souliers d’un air d’enfant puni, on retrouve le visage de clown triste, le masque creusé, le long nez en équerre et le côté « nutty professor » éberlué de ses grands films. Et puis le virtuose, à nouveau, reprend le dessus. Il se relance dans une interprétation endiablée d’un air de Benny Goodman. Et il n’est plus, alors, l’auteur de Meurtre à Manhattan mais ce disciple de Gene « Honey Bear » Sedric qu’il fallut, il y a vingt-cinq ans, la nuit des quatre Oscars de Annie Hall, aller chercher au Michael’s Pub où il se produisait devant un public semblable à celui-ci – il est redevenu le petit Allen Stewart Konigsberg qui a choisi son pseudonyme en hommage à Woody Herman, qui a appelé sa dernière fille Bechet en hommage au grand Sydney et qui a cent fois dit que les deux destins les plus enviables en ce monde lui ont toujours paru être celui de basketter (auquel il a dû, très vite, renoncer) et celui-ci, clarinettiste (auquel il continue, au Carlyle, de sacrifier un peu de son désir, de son temps, de sa gloire) – ah ! la joie intense sur son visage, sa physionomie de vieil adolescent poitrinaire métamorphosé en athlète, son air d’allégresse et de triomphe, lorsqu’il arrive au bout de l’un de ces solos dont on ne saurait dire si le souffle époustouflant vient de la bouche, des mouvements du corps, de la force de l’âme, ou des trois…

L’histoire de l’art est coutumière de ces situations de malentendu où l’on voit un grand artiste vivre ou se conduire comme s’il avait la conviction de s’être trompé de genre. On connaît le cas de Stendhal croyant que c’est à son théâtre qu’il devrait l’immortalité. Celui de Chateaubriand persuadé que son chef-d’œuvre était, non Les Mémoires, mais Les Natchez. J’ai vu Paul Bowles expliquant, jusqu’à son dernier jour, que son grand œuvre, ce par quoi il resterait et dont il faudrait prendre soin après sa mort, ce n’était pas Le Thé au Sahara mais les adorables musiques qu’il composait, chaque printemps, pour la fête de fin d’année – presque de patronage – de l’American School of Tangiers. Mais ce cas-ci, le cas du cinéaste génial venant, tous les lundis, se produire comme un débutant devant une salle de philistins pas plus étonnés que cela de se retrouver nez à nez avec une légende vivante, le cas de l’inventeur de formes dont on sent qu’il donnerait le plus beau plan de La Rose Pourpre pour une mesure bien scandée et passant avec succès du registre clairon au registre chalumeau, dépasse tout ce que l’on a pu connaître dans le genre.

J’ai vu l’autre Allen. J’ai rencontré, à son bureau, le cinéaste et intellectuel, si typiquement new-yorkais, qui m’a dit de fortes choses, non seulement sur ses films, mais sur la nullité de Bush, l’état de décomposition politique du pays, le néopuritanisme qui gagne les classes moyennes et dont je lui ai demandé si son affaire avec sa fille (« ce n’est pas ma fille », a-t-il sur- sauté !) n’aurait pas été, autant que l’affaire Lewinski, le signe avant-coureur… Mais la grande chose, l’heure d’émotion et de vérité, celle qui m’aura, en tout cas, le plus fortement impressionné car j’ai senti qu’on était, là, au contact de sa plus intime et secrète identité, c’est sa prestation de jazzman euphorique et manqué.


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