Cette façon, contre les néomaniaques, contre les fanatiques de la nouveauté pour la nouveauté, contre les créateurs qui brûlent, chaque printemps, ce qu’ils ont adoré l’hiver précédent, cette façon, contre la dictature de la mode et ses tables rases programmées, de répéter ses modèles, de citer ses propres fétiches, de décliner un noyau d’idées fixes : cabans, blazers, blouses essentielles, sahariennes, robes safari, smokings – ces invariants qui sont, depuis quarante ans, la vraie griffe YSL.

Ce goût, justement, de la citation – cette façon de faire des robes avec des lambeaux, non seulement de sa mémoire, mais de celle de tous les autres : Matisse ; Mondrian ; les collections dédiées à Picasso, Apollinaire, Cocteau ; dans tel drapé savant, le souvenir d’une infante de Goya ; dans le rose trop vif d’un tailleur des débuts, l’écho d’une mesure de Verdi ; dans telle « Panne et mousseline», tel « Domino jaune », tel « Brocart lamé », telle « Robe portefeuille très décolletée », tel « Manteau de gazar », telle « Echarpe nœud de satin », tant d’« abolis bibelots » dont il a, en les citant, absorbé et comme brûlé la vivante inanité.

Cette impertinence, cette audace, ce sens de l’humour, de la dérision, parfois du gag, qui lui faisaient détourner les formes classiques, marier les étoffes nobles aux tissus plus ordinaires, les taffetas et les vinyles, les soies et les jerseys – ces « robes pop », ces « robes bulles », le « manteau tapisserie » de 1982, le « sirène look » de 1975, le « fit révolution », l’« imper serpent » : on pense à Schiaparelli, forcément, et à ses chapeaux à tiroir des années 30 ; on songe à Dior, son maître, et à ses robes « Lolita », « Coquine », « Motard », « Tricheuses » ; mais comment ne pas reconnaître, aussi, l’empreinte de ces autres maîtres qui osèrent, les premiers, faire œuvre d’une canette de bière, d’une boîte de soupe, ou de papiers coupés ?

Cette conversation avec Sagan, il y a vingt ans, où il expliquait, de façon très étrange, qu’une robe, c’est d’abord un geste, juste un geste, le sien, celui d’un mannequin ou d’une passante, et que c’est après, bien après, une fois le geste trouvé, qu’il décidera de la couleur, de la forme, du tissu : les mots mêmes du peintre Cy Twombly décrivant son travail ; les mots, plus exactement, de Barthes disant comment, au principe de chacune des toiles de ce maître de l’art abstrait, il y a un geste, rien qu’un geste – la suite (couleurs, formats, tracés définitifs, figures) n’étant jamais que le reste de ce geste.

Cette autre conversation, avec moi, plus tard, à la table de Pierre Bergé, un de ces jours de désespoir où il avait le sentiment que le temps va trop vite, que les modèles ne seront pas au rendez-vous, que c’est l’inspiration qui, pour de bon, va faire défaut : « c’est chaque fois comme une longue brume ; rien ne vient, vraiment rien, pas même un brouillon, un raté, un vêtement moyen ou perfectible ; et cela jusqu’au moment, souvent la toute dernière minute, où, miraculeusement, la lumière se fait et la collection vient d’un seul coup » – savait-il qu’il parlait, cette fois, comme parlent les écrivains ? pouvait-il ignorer que ce sont d’autres images pour dire la buée des mots qui ne prennent pas, le sable entre les doigts et puis, soudain, on ne sait pourquoi, la langue qui se fige, la cristallisation bénie ?

Et puis l’extraordinaire spectacle, enfin, du créateur à l’œuvre avec, en face de lui, au milieu du salon de l’avenue Marceau, la jeune femme sur le corps de laquelle il va coudre son geste, ses citations, etc. : corps à corps, épreuve du corps, mise en corps de son image élue, de son inaccessible rêve – Schuhl a raconté cela dans une très belle page de son Ingrid Caven ; j’ai tenté moi-même, naguère (YSL par YSL, éditions Herscher, 1989), de dire ce moment très physique où il faut, pour qu’advienne la robe, modeler, torturer, arraisonner, faire avouer un corps d’abord rétif ; presque, cette fois, le geste de la statuaire ; « je hais ce corps qui me sépare de mon modèle »…

Voilà, oui, qui est Yves Saint Laurent. Voilà pourquoi il n’est qu’en apparence le rival ou même le contemporain des autres couturiers qui ont, avec lui, habillé les femmes de la seconde moitié du XXe siècle. Voilà pourquoi ce qui disparaît avec son départ, ce n’est pas, comme on l’ânonne partout, un « âge » de la mode, une « époque », éventuellement une « espèce », celle des « libres créateurs » brimés par les méchants « financiers ». Yves Saint Laurent, qui dit lui-même avoir eu des rapports « harmonieux » avec son dernier mécène, était une bête sans espèce, un monstre, un prototype ; c’est quelqu’un qui n’avait pas grand-chose à voir, finalement, avec ces histoires d’époque, d’âge de la mode, de mode ; c’était un artiste, en un mot, entouré d’autres artistes, pris dans une logique d’artiste et qui, lorsqu’il choisit, en pleines gloire, lucidité, maîtrise de son œuvre et de son destin, de s’éteindre de son vivant, connaît la fin rêvée des artistes dignes de ce nom.


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