On sait que Stefan Zweig et Georges Bernanos se sont rencontrés une fois, fin janvier 1942, dans la ferme du second, en haut du chemin de la Croix-des-Âmes, près de Barbacena, au Brésil.
Mais qu’ont bien pu se dire ces deux exilés si dissemblables ?
Quel improbable dialogue entre le Français et le Viennois, l’auteur de La Grande Peur des bien-pensants qui a rompu avec l’antisémitisme mais dédiera encore à Drumont son hommage aux héros du ghetto de Varsovie et le Juif cosmopolite, chassé d’Autriche, pourchassé par des espions nazis jusqu’à Petropolis où il a élu domicile ?
Et que s’est-il réellement passé, ce jour-là, entre l’écrivain-vacher ne se sentant chez lui, disait-il, que parmi les hommes de ferme qu’il a vus pleurer à l’annonce de la capitulation de la France et l’intellectuel raffiné ne concevant pas de vivre sans avoir à portée de main les œuvres complètes de Montaigne et d’Oscar Wilde ?
Nul n’en a jamais rien su.
Alors, Sébastien Lapaque invente (Échec et mat au paradis, Actes Sud).
Mieux, il reconstitue.
Il a passé des années, que dis-je ? des décennies, à enquêter entre France et Brésil.
Au Brésil, il a cherché, rêvé, interrogé les derniers témoins sur les collines couvertes de givre des hauts plateaux du Minas Gerais où s’est réfugié Bernanos ; dans le quartier Valparaiso, à Petropolis, où se trouve encore la petite maison blanche où Zweig, deux jours après sa dernière partie d’échecs, a fini par se suicider ; il est allé dans des couvents où l’on se souvient de ces deux prophètes hébreux qu’étaient devenus le juif Zweig et le catholique Bernanos et il en a identifié d’autres, dans les archives du Musée impérial, où s’étaient établis des franciscains nazis ; il a reconnu la synagogue de Rio où l’auteur du Chandelier enterré est allé, le soir de son dernier Kippour, entendre ses frères en Israël prier ; les cafés qu’il affectionnait et où il aurait déjà pu croiser ce romancier du silence qu’était Bernanos et qui n’écrivait jamais si bien, pourtant, qu’au « son de la voix humaine » ; et puis il a interrogé, à l’Académie brésilienne des lettres, un ami et confident du Français, Geraldo França de Lima, qui, au seuil de la mort, aveugle, se souvient d’un Monsieur élégant, descendant du train à Barbacena et demandant, en allemand, si on peut le conduire à l’auteur des Grands Cimetières sous la lune – il a reconstitué, ainsi, avec une virtuosité bouleversante et érudite, leur dialogue, non de morts, mais de vivants.
On entend, dans ce roman vrai, deux grandes âmes tempêter contre l’âge sombre où entre le monde.
On voit l’un, conteur des ténèbres, comprendre, parmi les premiers, que la France est tombée aux mains d’un « traître », d’une « bourrique », d’un « coquin » nommé Pétain et l’autre, qui fut le biographe de Marie-Antoinette, désespéré par le spectacle de l’« unité spirituelle » de l’Europe déchiquetée par les blindés nazis.
On y parle d’honneur et de résistance.
De la bêtise du nationalisme et des idéologies d’État.
Du règne de Satan sur la terre et du triomphe, avec lui, de la robotique fasciste brûleuse de livres.
On y adjure les hommes libres de ne plus imaginer que l’on puisse transiger, cesser le feu, s’entendre, avec ceux qui ont déclaré la guerre à l’humanité.
On y parle de ce faux « pays neuf » qu’est le Brésil et qui a la grande mémoire, en vérité, de ses peuples métissés.
Et puis, bien sûr, la littérature : comment continuer d’écrire quand on fuit les vengeurs de sang ? quand les mots que l’on ouvrage sont comme des fleurs coupées ? faut-il changer de langue, alors ? de peuple ? qu’advient-il d’un écrivain qui n’a plus de public et à qui il ne reste que des amis ? et que dire des existences confortables que continuent de mener MM. Paul Valéry et Pierre Benoit ?
Le dénouement, hélas, est connu.
Mais c’est le talent de l’auteur de nous tenir en haleine et, au terme d’un dialogue entrecoupé d’intermèdes où on le suit dans sa quête fiévreuse, de nous donner à vivre cette fin comme un coup de théâtre.
Le paladin du Christ, pourfendeur des veules et des logisticiens du Mal, l’âme forte aux réflexes devenus exemplaires et croyant en une France qui a inventé Jeanne d’Arc, les soldats de l’an II et, maintenant, le général de Gaulle, tiendra bon, verra le bout de la nuit et poursuivra le dialogue avec André Malraux.
L’autre, le Grand d’Europe, le seigneur mittel-européen cerné par les canailles, ne se sentira ni le goût ni la force de survivre au monde d’hier et, le 22 février 1942, impeccablement habillé et peigné, enlacé à Lotte, sa bien-aimée, qui le suivra deux heures plus tard, songeant peut-être une dernière fois à cet étrange frère en esprit qui l’exhortait, contre toute raison, à espérer et espérer encore, finira par se tuer.
Vous allez voir « la maison de Stefan », demande à l’auteur un motorista, hélé rua Gonçalves Dias ? vous savez qu’il ne s’est « pas suicidé » ?
Qui a fait le coup, demande la vox populi de ce Brésil qui semble prêt, à l’époque, à recommencer l’Europe et pleure, aujourd’hui encore, son hôte immense et mort de solitude ?
Le diable probablement, aurait répondu Bresson.
Lapaque ne dément pas.
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