La nouvelle revue fondée par Bernard-Henri Lévy a pour titre La Règle du jeu : ce titre est aussi celui de deux œuvres majeures du vingtième siècle, l’autobiographie de Michel Leiris et le film de Jean Renoir. Du premier, défini ici comme « l’impeccable ethnologue ajustant ses romans intérieurs à la quête d’un réel dont la langue n’est jamais acquise », l’entreprise de Bernard-Henri Lévy retient l’idée que la connaissance de soi-même et du monde passe par le travail des mots : aussi les écrivains en seront-ils les principaux acteurs, eux qui sont les seuls à « savoir explorer les zones d’ombre du lien social ». Du second, cet « éternel contemporain », elle garde le souvenir d’un artiste incompris pour avoir voulu « hâter la mise à mort des choses en sursis » : la revue tentera donc de dresser le bilan d’une époque qui s’achève, en s’efforçant de penser la « sortie du communisme » après la chute du mur de Berlin. Mais au-delà de cette double référence, La Règle du jeu se propose à la fois de définir « un nouvel esprit des lois dans une vie intellectuelle dont les repères vacillent » et de respecter la « part de chance, de plaisir, de gratuité » qui est aussi celle de la liberté.

Comme l’Europe de l’Est est l’épicentre des derniers bouleversements, il faut essayer de comprendre ce qui s’est passé là-bas et ce qui s’y joue aujourd’hui. Bernard-Henri Lévy a fait le tour des capitales, où il a rencontré quelques-uns des intellectuels les plus éminents, Stephan Hermlin à Berlin-Est, Ivan Klima à Prague, Peter Nadas à Budapest, Octavian Paler à Bucarest, Adam Michnik à Varsovie, et découvert autant de motifs d’inquiétude (« cet enchevêtrement de régionalismes, nationalismes et tribalismes que le communisme avait figé mais qui faisait, avant lui, partie du paysage ») que de raisons d’espérer (les traditions démocratiques, l’idée européenne). Guy Scarpetta, rédacteur en chef de La Règle du jeu, est allé voir le grand metteur en scène polonais Tadeusz Kantor, fondateur du théâtre Tricot, qui continue, dit-il, de frapper contre le mur avec son crâne parce qu’un artiste est toujours dans l’opposition : « Le mur, c’était le communisme, et maintenant c’est ce qu’ils appellent la liberté. » Quant à Peter Esterhazy, l’écrivain hongrois, il écrit : « C’est comme si l’on sortait d’une guerre. Tout est en ruines et nous essayons de nous souvenir comment c’était quand c’était normal. Mais nous n’avons pas de souvenir, il faudrait tout réinventer. »

La Règle du jeu n’a peut-être pas l’ambition de « tout réinventer », mais elle a celle d’inviter à réfléchir sur un héritage culturel et sur la façon de le faire fructifier. Elle le fait, par exemple, en rendant hommage à Roland Barthes, mort il y a tout juste dix ans. Ou en publiant un texte inédit d’Alexandre Kojève, daté de 1945, sur un projet d’« empire latin » unissant la France à ses voisins d’Espagne et d’Italie.

On reconnaîtra au moins deux mérites à La Règle du jeu, dont le premier numéro est plus que prometteur. Celui de rendre au journalisme ses lettres de noblesse en réhabilitant le rôle des hommes de lettres, ou plutôt des « hommes d’écriture », et non des moindres, puisque le comité éditorial – à condition qu’il soit autre chose qu’une collection de noms prestigieux mais lointains – réunit quelques-uns des plus grands, de Carlos Fuentes à Alexandre Zinoviev, en passant par Gyorgy Konrad, Czeslaw Milosz, Salman Rushdie, Mario Vargas Llosa ; et celui de défendre avec fermeté la ligne d’un « cosmopolitisme » intellectuel qui est le meilleur antidote contre les provincialismes, qu’ils soient politiques ou culturels.


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