Exposition « réaliste-socialiste » à la pinacothèque de Côme. La presse italienne, ce matin, discute de l’opportunité de l’initiative. Elle dit : « Ceci n’est pas une œuvre ». Ou, au contraire ; « Ce Staline à l’enfant, ce Lénine à son pupitre, ces portraits ampoulés de cosmonautes rouges ou de prolétaires héroïques, ce sont des artistes qui les signent ; des artistes payés certes, stipendiés, à la botte – mais des artistes, cependant, qui ont une place dans l’histoire de leur art. » Or la vraie question n’est pas là. Elle est – beaucoup plus intéressant ! – dans cette ruse : le communisme commence par des mises en scène (Eisenstein et compagnie), il s’achève par des mises en espace (entre autres, cette exposition). Et elle est – plus passionnant encore ! – dans ce paradoxe du moment : la Russie perd la mémoire, c’est nous qui la lui rendons ; elle déboulonne ses statues, c’est nous qui les lui stockons ; elle sombre dans l’amnésie – c’est nous encore, Européens, qui lui servons de conservatoire. Est-ce, d’ailleurs, si paradoxal ? L’Europe, tout bien considéré, n’a-t-elle pas toujours procédé ainsi ? Et n’est-ce pas chez elle une manie, quand une civilisation s’éteint, d’en faire une collection, ou une bibliothèque, ou des musées ? Elle le fait avec Sumer et Babylone. Avec la Haute et la Basse Égypte. Elle commémore les Étrusques et les Mayas, les Perses et les dynasties chinoises, les Aztèques, les Mixtèques, les Gaulois, les Grecs anciens. Eh bien le communisme est mort. C’était une civilisation, et il est mort. En sorte que c’est sans difficulté qu’elle en recueille les derniers vestiges – la seule étrangeté (mais c’est, plus généralement, celle de l’époque) tenant à l’accélération, un peu folle, du processus : la modernité européenne ou le recyclage, immédiat, des mondes engloutis et de leurs déchets.
Il y a cinq ou six robes de chambre qui comptent, dans l’histoire de la littérature. C’est la bure de Balzac. Le peignoir crasseux de Léautaud. La veste d’intérieur de Guitry. La robe de chambre à pois d’Albert Cohen, ou de Solal. La robe rouge de Gary, couleur de sang et de suicide. Et puis il y a celle d’Emmanuel Berl — cloîtré dans sa chambre de la rue Montpensier et rivé à ce poste de télévision dont il fut (je l’apprends aujourd’hui, grâce au précieux recueil de chroniques publié par Bernard Morlino, chez Bourin) le plus attentif des témoins, pendant près d’un quart de siècle. On y voit un Berl téléphage, donc. On y observe que c’est lui qui, dix ans avant Clavel, vingt ans avant Frossard, trente ans avant Daney, Schneiderman ou Françoise Giroud, invente le genre, désormais canonique, de la « critique de télévision ». On y apprend – mesure du chemin parcouru ! – que c’est à la NRF, en ce temps-là, qu’allaient tout naturellement ses comptes-rendus de téléfilms, variétés et autres « jeux de vingt heures ». Et on y découvre surtout qu’il était une fois une télé bizarre qui donnait des heures d’antenne à Kessel ou Malraux, offrait La Prise du pouvoir de Louis XIV à Rosselini et diffusait La Cerisaie ou Les Perses en prime time — une télé balbutiante ; une télé à l’état naissant ; une télé fragile, vulnérable, modeste, parfois incertaine, mais une télé qui avait, du coup, le charme des genres débutants. Age d’or ? Je ne crois pas aux âges d’or. Mais je crois aux âges ingrats, qui sont souvent les plus féconds – cette télé pauvre et encore mineure, marginale et quasi clandestine, cette télé que l’on regardait comme on lisait un livre et qui n’avait pas grand-chose à voir avec l’ogre qu’elle est devenue, et qui a vaincu le cinéma, et qui a avalé le théâtre, et qui absorbera un jour ce qui reste de littérature; on a oublié, oui, qu’il fut un temps, celui de Berl, où les livres n’étaient pas faits pour devenir de mauvais programmes et où les programmes, en retour, ressemblaient à de beaux livres.
Cher Jean-Marie Benoist… Comme il aurait aimé ce petit volume d’hommages que, trois ans après sa disparition, lui dédie sa fille Aliénor… Comme il aurait été heureux de lire ces pages de Jean-François Revel, Jacques Derrida ou Claude Lévi-Strauss – ces maîtres qu’il admirait et qui, pour les deux derniers, le lui rendaient si mal… Seulement voilà, il n’est plus là. Et cette reconnaissance qu’il a tant voulue, ces textes qui l’auraient comblé et pour lesquels il se serait damné (car l’auteur de Marx est mort était, de nous tous, le plus respectueux de nos aînés qu’il n’avait, lui, pas reniés) ce salut d’un Derrida, par exemple, si beau, si émouvant, il a fallu que son destinataire s’en aille pour qu’il lui soit enfin adressé. Cruauté de l’époque… Grimace du destin… Autrefois, quand un écrivain mourait, c’est le purgatoire qui commençait. Aujourd’hui c’est le contraire : le purgatoire c’est la vie ; et c’est après la mort que l’on s’affaire autour de lui pour l’ensevelir sous les gerbes, les gloses ou les « mélanges ». La philosophie le cède à la nécrosophie. Le goût de la célébration posthume remplace celui de l’échange, vivant, entre vivants. Cela fera-t-il, à terme, l’affaire de la littérature ? Il serait plaisant, et urgent, de réinventer d’autres commerces.
Signe des temps – que je ne résiste pas au plaisir de noter : une épine de la sainte croix achetée, en vente publique, dix millions de centimes. Est-ce trop ? Trop peu ? A chacun d’apprécier.
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