Réédition, au Seuil, de l’intégrale du Bloc-notes de Mauriac. Pour un homme de ma génération c’est, non seulement un bonheur, mais une chance : celle de relire en continu, telles qu’elles ont été vécues et écrites, ces vingt années d’un grand feuilleton littéraire et politique. Un art de l’éphémère, le journalisme ? Cet art périssable et « sans musée », dont parle quelque part Chamfort à propos de l’art de la conversation ? Oui puisqu’il ne s’intéresse, par principe, qu’à ce qui intéressera moins demain. Non, quand on s’appelle François Mauriac et que le miracle d’un style conserve, quarante ans après, leur fraîcheur à vos chroniques.
A quoi pense le grand écrivain quand il se mêle ainsi au siècle ? pourquoi le fait-il ? quel type de plaisir y trouve-t-il ? On connaît la réponse de Barrés : « Comme on ne peut pas écrire toute la journée, je suis obligé, pour passer le temps, d’aller à l’Assemblée l’après-midi ». On soupçonne celle de Mauriac, rentrant de la messe le dimanche et se mettant à son bloc-notes : « J’ai travaillé toute la semaine, payé mon tribut à la vraie littérature – je peux me mettre à ma fenêtre et, histoire de me délasser, observer mes contemporains ». Seulement voilà. Nul ne sait ce qui, de soi, restera. Et de même que Barrés devient un authentique politique, de même Mauriac, avec les années, devient ce mémorialiste immense. Ainsi se font les grandes choses : par hasard, dans le brouillard.
Je cite toujours le cas de Stendhal convaincu qu’il survivrait, non par la Chartreuse, mais par son théâtre. Ou celui de Chateaubriand que l’on eût fort étonné en lui disant que Les Martyrs pèseraient, le jour venu, moins lourd que les Mémoires d’outre-tombe. Eh bien j’ajoute le cas de Mauriac, ce journaliste du dimanche qui se divertit dans le Bloc-notes et croit ne passer à la postérité que par le marbre de ses romans. Lisez, comme moi, d’une traite les cinq tomes de ce qui ne devait être qu’un hors-d’œuvre. Vous verrez, c’est juste le contraire : ce hors-d’œuvre est son chef d’œuvre, son « Temps perdu » et « retrouvé » – quand sont devenues presque illisibles la plupart de ses fictions.
Ce qui frappe, à la relecture, c’est bien entendu la variété. Il s’intéresse à tout, Mauriac. Les grands et petits sujets. De Gaulle, mais aussi Lecanuet. Et on le voit, à la fin, alors que la mort rôde et qu’il n’a plus – et il le sait – que quelques jours, ou semaines, à vivre, trouver le temps de se pencher, une dernière fois, sur le cas du jeune Sollers. Le secret de cet homme ? Une insatiable curiosité. Une passion sans limites pour les âmes. Ce goût de la pâte humaine que l’on ne trouve, d’habitude, que chez les grands pécheurs ou les mystiques. Il y a les deux, chez Mauriac. Incontestablement, il y a les deux. Et c’est une part de son génie.
Ce qui frappe, aussi, c’est le ton. Je veux dire : la violence, la virulence, la cruauté parfois du ton – cette façon, trente ans après, de régler ses comptes, par exemple, avec Sartre. Pas très chrétienne, cette méchanceté ? Mettons qu’il y ait du païen dans le paroissien. Et mettons qu’il y ait, surtout, deux lignées de chrétiens dans nos Lettres : les tièdes, d’un côté – qui sont parfois des tartuffes ; les imprécateurs de l’autre –, hommes de révolte et de colère, assez assurés de leur foi pour s’engager à contre-courant, tonner, tonitruer et prendre le risque, ainsi, de l’extrême infidélité. C’était Bernanos, en Espagne. Ce sera Clavel, en 68. Et c’est, ici, Mauriac – cet enragé qui ne se lasse pas de penser, et donner de la voix, contre sa tribu.
La voix de François Mauriac. Cette voix cassée, froissée et presque chuchotée dont je me suis toujours dit qu’il se l’était faite pour retrouver le ton du confessionnal. Dans le Bloc-notes c’est le contraire. Et loin qu’on y retrouve, comme on dira bêtement, « sa » voix, c’est l’autre timbre qui ressuscite – celui des imprécations qu’il ne peut, dans la vie, que murmurer. Le Bloc-notes comme porte-voix. Le Bloc-notes comme substitut et comme revanche. Ce muet a choisi un genre qui le vengeait de sa corde vocale abîmée. L’aurait-il tant voulu, ce bloc-notes, sans cela ? Y serait-il resté, toute sa vie, si fidèle s’il ne lui avait rendu, sur le papier, la force que sa voix n’avait plus ?
Un dernier mot. Son gaullisme. C’était, de son vivant, ce que l’on acceptait le plus mal. Ce sera, pour un jeune lecteur d’aujourd’hui, ce qui semblera le plus étrange. Une hypothèse. Mauriac, au fond, était un rebelle. Il était capable de tout, le savait et, probablement, le redoutait. En sorte que je me demande si, avec ce gaullisme acharné, sans nuances et quasi fanatique, il ne s’est pas trouvé une sorte de garde-fou. Le gaullisme comme Surmoi. Le gaullisme comme censeur. Le gaullisme comme tuteur, soufflant à l’éventuel intempérant : « Voilà la bêtise à ne pas faire, l’égarement auquel ne pas céder ». N’est-ce pas la situation d’Aragon, à l’abri du Parti communiste ? Celle de Malraux, quand il vire au nationalisme ? Les écrivains sont des voyous. La politique est leur direction de conscience.
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