Berlusconi persiste et signe. Après l’appel à voter pour les post-fascistes de Rome, voici la main tendue aux crypto-fascites des Ligues du Nord. A ce degré d’obstination, on ne peut plus parler d’égarement ni de maladresse – et l’on est bien forcé de se dire qu’il y a quelque chose, là, qui ressemble à une stratégie. Laquelle ? On verra bien. Mais une question, dès à présent, se pose. Silvio Berlusconi est le premier et, à ce jour, le seul grand patron européen à avoir ouvertement joué cette carte. Or il est un peu plus que ce grand patron puisque celui que l’Italie appelle, depuis des années, Sua Emittenza est aussi notre empereur du « Spectacle ». Est-ce un hasard ? Un signe des temps ? Quelle signification attacher, oui, au fait que le premier à transgresser, en Europe, l’interdit soit l’Homo cathodicus par excellence – en personne et majesté ?
On se souvient des Jeux sont faits, le film de Delannoy, écrit par Sartre, qui racontait l’histoire de ce militant abattu par un mouchard – mais qui, comparaissant devant les « instances de l’au-delà » et y obtenant la « chance d’une autre vie », revenait parmi les vivants mais échouait à « reprendre son coup » et périssait, 24 heures après, sous les balles du même assassin. Eh bien le Smoking/No smoking d’Alain Resnais, c’est très exactement le contraire. On passe son temps, dit- il, à rejouer sa vie et son destin. Une cigarette que l’on allume ou pas, un battement de cil de plus ou de moins, un geste anodin, un lapsus, une paire de godillots différents, une coiffure, et vous voici Alceste ou Pangloss, aimable bourgeoise ou nymphomane – voilà tout le film de votre existence qui se rembobine et prend un autre cours. Vertige des possibles. Micro-écarts et macro-effets. Un déplacement balistique minuscule, un « clinamen » imperceptible – et toute une chaîne de conséquences qui vous font devenir autre que vous n’êtes. Philosophie d’homme libre.
Élection d’Elkabbach. Son premier geste : saluer son rival malheureux. Le second : s’adresser aux écrivains, artistes et autres créateurs pour leur dire que France-Télévision sera, désormais, leur maison. Mais le plus beau de l’histoire c’est encore sa dimension romanesque – le même homme qui, à douze ans d’écart, aura été le premier bouc émissaire de l’ère mitterrandienne et, peut-être, l’un de ses derniers élus. Je sais bien que rien n’eût été possible s’il n’avait eu, aussi, le soutien de ses pairs, et celui du gouvernement, et mille choses encore. Mais on ne m’empêchera pas de voir dans le télescopage de ces deux images (hier, la chute ; aujourd’hui, le triomphe) comme un « witz » de l’époque – un trait d’esprit qui en dit long sur ses retournements, ses regrets, ses cheminements obscurs, ses diversions, bref son roman. Et si le soir du 10 Mai… Et si, deux ans plus tard, à Europe 1… La vie est comme un film. Et c’est, ici aussi, Resnais qui a raison.
Triomphe de l’extrême-droite en Russie. L’idée à la mode est celle d’un passé très ancien que le communisme aurait « congelé » et dont la débâcle « décongèlerait » soudain les fossiles. Or j’écoute, moi, ces gens. J’observe ce Vladimir Jirinovski et ses airs de Führer moscovite. Et ce qui me frappe ce sont les accents modernes au contraire, pas si archaïques ni fossilisés que cela, du discours qu’il commence à tenir – jusqu’à cette dénégation, bien évidemment hypocrite, mais typique des fascismes d’après le fascisme : « Non, non, je ne suis pas fasciste, surtout pas antisémite, je serais si fier, au contraire, d’avoir une goutte de sang juif, allemand ou tatar… » (Le Monde, du 16 décembre). La bonne métaphore, dans ce cas, est peut-être moins celle du gel que de la serre. Ou encore, si l’on préfère, celle d’un « bouillon » communiste où furent, non pas figés, mais cultivés, des germes relativement nouveaux, issus de souches elles-mêmes nouvelles et qui auront, une fois éclos, une virulence insoupçonnée. Question de mots ? Oui et non. Car c’est toujours la même chose. On commence par se tromper de mot. Et on finit, naturellement, par se tromper de stratégie.
J’ai écrit, voici quinze jours, que Stendhal pensait rester par le théâtre davantage que par ses romans – mais en négligeant de préciser (ah ! pardon…) que ce théâtre auquel il n’avait cessé de rêver, il ne l’a évidemment pas écrit; et voici Bernard Frank, notre Sainte-Beuve en ses jeudis, qui m’honore de sa cuistrerie et, de bloc-notes à bloc-notes (et « sur le dos » d’un autre bloc-notes, le vrai, puisque celle de mes chroniques qu’il dissèque était consacrée à François Mauriac) voudrait m’administrer une leçon de sérieux. C’est bizarre. Un peu excessif. Mais comme il se fait tard, que Le Point attend mon papier et que les méthodes de ce Bernard-là sont déjà contagieuses, je remets à plus tard la réponse que, du coup, je lui dois. A la semaine prochaine ?
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