Le terrorisme, « arme des pauvres »… La formule est odieuse. Mais elle n’est, en un sens, pas fausse. Car imaginons un instant le poseur de bombe de la station Saint-Michel. Imaginons-le, après son crime, voyant dans les rues, dans le ciel, sur les écrans de télévision, dans la presse, les signes du formidable trouble qu’il a su semer dans la ville. Cet homme est un salopard. C’est, peut-être, un pauvre type. Mais il jouit, ce pauvre type, d’un pouvoir illimité. Il dispose, à ce moment, d’une puissance que n’avaient ni Alexandre ni Néron. Donnez au sujet le plus démuni une bombe, et le désir de la poser : il devient, en un clin d’œil, l’égal du tyran le plus redouté.
Allez d’ailleurs savoir si là ne seraient pas le vrai but, le vrai ressort du terroriste. Il « revendique » ceci. Il « exige » cela. Mais y-a-t-il une exigence dont la satisfaction vaille, pour lui, celle de nous tenir ainsi sous sa coupe ? Et qu’est-ce que le plaisir de faire plier un État à côté de celui, tellement plus vertigineux, de réduire un peuple à l’effroi ? Jouissance du terrorisme. Volupté sadique, monstrueuse, à mesurer l’étendue de son empire. C’est peut-être la raison de l’inertie du terrorisme – ces terrorismes basque, corse, etc., qui ne parviennent pas à s’arrêter : le terrorisme comme une drogue.
L’acte, ici, n’est pas revendiqué. Deux interprétations possibles. La première : un terrorisme non revendiqué est plutôt, en bonne logique, un terrorisme d’État – les États parlent aux États, ils parlent dans la langue des États, pourquoi iraient-ils, nous prendre à témoin de ce qui est d’abord affaire d’État ? Mais la seconde : cette autosuffisance du terrorisme ; cette jouissance qui vaut toutes les exigences : à quoi bon revendiquer, et s’exposer, quand on a, devant les yeux, le spectacle de la fourmilière humaine affolée et qu’il était, ce spectacle, la visée même – barbare – du terroriste ?
Cette pluie d’appels téléphoniques qui, dans la nuit de mardi à mercredi, auraient tenté de revendiquer l’attentat. Contradictoire ? Non. Même chose. Car il y a un marché du terrorisme. Sur ce marché, des ressources rares qui sont les attentats réellement perpétrés. Et, entre les aspirants à la jouissance terroriste, une lutte sans merci pour l’appropriation desdites ressources. J’ai écrit un roman sur le terrorisme. Il s’appelait Le Diable en tête. Et c’est à peu près ce que j’y racontais : cette rivalité de terroristes dont tout l’art est de s’emparer d’un forfait qu’ils n’auront pris ni la peine ni le risque de produire. Il y a des spéculateurs du terrorisme. Comme tous les spéculateurs, ils s’enrichissent en dormant.
La piste serbe ? Les policiers feront leur travail. Mais les historiens ont déjà fait le leur. Ils savent que le mot « terrorisme » est une invention de la Révolution française ; mais que la chose est née, elle, au début du siècle dans les Balkans.
Déjà des petits esprits pour insinuer : « Si la France n’allait pas mettre son nez dans les affaires qui ne la regardent pas (en l’occurrence l’Algérie et, surtout, la Bosnie), elle n’aurait pas le désagrément d’être la cible des assassins. » Éternels collabos. Munichisme spontané.
On disait : « Le terrorisme est lié à la guerre froide, au communisme, etc. ; il devrait donc, en bonne logique, s’éteindre avec la chute du mur de Berlin. » Je crois juste le contraire. Je crois que l’on n’a encore rien vu. Et j’ai l’impression que l’on verra, dans les temps qui viennent, s’affiner, se multiplier, se miniaturiser es dispositifs terroristes. Le XXe siècle fut le siècle des totalitarismes. Le XXIe pourrait être celui des terrorismes. Nouveau terrorisme : la fatwah contre Rushdie. Nouveau terrorisme : les attentats au gaz dans le métro de Tokyo. Nouveau terrorisme : ce terrorisme qui frappait, il y a deux ans, le musée des Offices, à Florence, et semblait ne vouloir s’en prendre qu’à la beauté du monde. S’attendre, oui, à une ingéniosité sans limite des terroristes.
Le terrorisme dans les pays développés ? Directement proportionnel à leur taux de consensus démocratique. C’est la loi de Mariotte des terrorismes.
Je me souviens de l’époque des Brigades rouges et de la bande à Baader. Ces gens étaient des canailles. Ils n’avaient pas l’ombre d’un scrupule. Mais enfin ils avaient un discours, pour ne pas dire une pensée. Et je me revois, à Bologne par exemple – il me semble que c’était l’été 1978 –, déployer toutes mes ressources dialectiques pour, devant des auditoires d’extrême gauche, discréditer cette parole terroriste. Les terroristes d’aujourd’hui sont muets. Ils ne feignent même plus d’avoir des idées. Et quand ils comparaissent devant les tribunaux, ils n’ont qu’une stratégie de défense qui consiste justement, et toujours, à se taire. Ce terrorisme sans mots, c’est un terrorisme pur, brut et, au fond, absolu. On a dit : le roi est nu. Le terroriste l’est aussi.
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