Cuba. Je n’étais jamais allé à Cuba. Et je n’y serais, d’ailleurs, jamais allé sans les nécessités d’une enquête sur les dernières saisons d’Ernest Hemingway. La maison de Hemingway. Le Pilar, son fameux bateau. Gregorio, le marin, avec ses 97 ans, sa faconde, ses souvenirs inentamés, mais truqués. Ernest a-t-il vraiment, en 1942, tué un espion allemand d’un coup de poing dans la mâchoire ? A-t-il, lui, Gregorio, tué deux Cubains de la même façon, au motif qu’ils avaient plaisanté, en sa présence, de la supposée impuissance de l’écrivain ? Et est-il exact enfin qu’il ait, après le suicide, accepté de vendre le Pilar à Castro en échange d’une table, à vie, à cette « Terrassa » de Cojimbra où il allait avec le maître ? Invérifiable, évidemment. Mais n’importe. Car ces récits sont beaux comme du Hemingway. Et peut-être est-ce ainsi, entre fiction et réalité, que s’écrit aussi, après tout, l’histoire de la littérature, Gregorio Fuentes, dans son grand fauteuil d’osier, le visage émacié, l’œil vif – telle une apparition.
Il y a deux Hemingway, disait Gertrude Stein. D’un côté, le merveilleux écrivain, égal de Joyce, Proust ou Kafka – et dont le côté « Europe centrale » appelait le surnom de Hemingstein. De l’autre, le buveur, le vantard, le menteur invétéré qui habitait le même corps, l’avait entièrement investi et auquel elle préférait, à tout prendre, abandonner le patronyme faisandé de Hemingway. C’est Hemingway plus que Hemingstein dont on suit la trace à Cuba. Comme dit Jean-Paul Enthoven, qui mène cette enquête avec moi : c’est « Mister Papa » qui, dans ces années, l’emporta sur le romancier et c’est lui que les Cubains célèbrent le plus volontiers quand ils vous offrent, à la Bodega del medio, un « Papa doble » bien tassé ou qu’ils reprennent, sans l’ombre d’un doute, la version officielle des fameuses parties de pêche de 1943 : ce formidable bluff qui lui permit d’obtenir, en pleine guerre, fuel, radio et marins en inventant qu’il faisait, en réalité, la chasse aux sous-marins allemands… Pour l’usage auquel je destine, moi-même, ces témoignages (j’y reviendrai bientôt), n’est-ce pas presque mieux ainsi – et faut-il se plaindre, vraiment, de ces constructions légendaires ?
La bibliothèque de Hemingway. L’avantage de la bibliothèque, c’est que, contrairement au reste, contrairement à toutes ces reliques trafiquées par les marchands du temple hemingwayen (combien de fusils qui auraient servi au suicide ! combien de gants avec lesquels il aurait livré son tout dernier match de boxe ! combien de visières ! de touffes de la sainte barbe ! de tables où il aurait dîné), elle semble n’avoir, elle, quasiment pas bougé. C’est comme l’essentiel de la Finca Vigia… C’est comme la salle de bains, par exemple, avec des longues colonnes de chiffres, bien serrés, tracés de sa propre main, sur le mur, face à la baignoire – où on lit, d’un côté, le nombre de mots qu’il a écrits la veille et, de l’autre, son poids (en livres) au matin de la journée qui commence… Ce qui frappe donc, dans la bibliothèque, c’est qu’on y trouve des livres sur les animaux. Des traités d’astronomie. Des manuels de pêche ou de chasse. Des magazines, beaucoup de magazines, depuis Les Temps modernes jusqu’aux équivalents américains de Maison et jardin. Mais ni ses propres textes (sauf, je crois, Men at War). Ni, surtout, ceux de ses pairs. Que faisait Hemingway à Cuba ? Comment travaillait-il ?
Je sais bien que ce Cuba-là n’était pas celui d’aujourd’hui et qu’on n’y respirait pas encore ce parfum de mort, d’imposture, de désolation. Mais enfin… Pour un admirateur de L’Adieu aux armes, ce rapport du dernier Hemingway à Cuba, donc à Castro, est bien embarrassant. On aimerait pouvoir croire à une sorte de « rapt posthume ». On voudrait pouvoir dire : « abus de pouvoir et de mémoire ». Mais non, hélas ! Car il y a, sur les murs du Floridita, ces photos que je n’avais jamais vues et qui trahissent, entre les deux barbus, une intimité – une fraternité ? – soudain indiscutable. Et il y a, à La Havane, le témoignage de marins qui se souviennent d’homériques parties de pêche au gros où s’affrontaient, dans les premières années de la révolution, le vieil écrivain et le jeune dictateur et où il paraîtrait même que c’est le premier qui avait – ô déception ! – la courtoisie de laisser l’autre l’emporter…
L’inverse. Le rapport de Castro à Hemingway. Et l’autre mystère d’un pays qui a fait de l’anti-américanisme sa raison d’être – et qui consacre un culte si fervent au plus américain des écrivains américains. Posons le problème autrement. Quel est le sport national à Cuba ? Le baseball. La chaîne de télévision que les Cubains regardent quand ils ont les moyens, ou l’ingéniosité, de bricoler une antenne ? CNN. Quelle est la monnaie cubaine, la vraie monnaie, où se font toutes les transactions ? Le « peso convertible », c’est-à-dire, en clair, le dollar. Peu d’exemples aussi nets de « rivalité mimétique » aboutie. Peu de systèmes, dans l’Histoire, qui aient, à ce point, laissé s’installer en eux les valeurs du système ennemi. Allez savoir si, dans ce pays dévasté, où la seule pensée des hommes est devenue de s’en aller vite, n’importe où, pourvu qu’ils puissent échapper à cet enfer embrigadé, la dévotion hemingwayenne n’est pas un autre signe que la fin a commencé ?
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